ACTE II - SCÈNE I



(Édwige, Garibalde)

Édwige
Je l'ai dit à mon traître, et je vous le redis :
Je me dois cette joie après de tels mépris ;
Et mes ardents souhaits de voir punir son change
Assurent ma conquête à quiconque me venge.
Suivez le mouvement d'un si juste courroux,
Et sans perdre de vœux obtenez-moi de vous.
Pour gagner mon amour il faut servir ma haine :
À ce prix est le sceptre, à ce prix une reine ;
Et Grimoald puni rendra digne de moi
Quiconque ose m'aimer, ou se veut faire roi.

Garibalde
Mettre à ce prix vos feux et votre diadème,
C'est ne connaître pas votre haine et vous-même ;
Et qui, sous cet espoir, voudrait vous obéir,
Chercherait les moyens de se faire haïr.
Grimoald inconstant n'a plus pour vous de charmes,
Mais Grimoald puni vous coûterait des larmes.
À cet objet sanglant, l'effort de la pitié
Reprendrait tous les droits d'une vieille amitié
Et son crime en son sang éteint avec sa vie
Passerait en celui qui vous aurait servie.
Quels que soient ses mépris, peignez-vous bien sa mort,
Madame, et votre cœur n'en sera pas d'accord.
Quoi qu'un amant volage excite de colère,
Son change est odieux, mais sa personne est chère ;
Et ce qu'a joint l'amour a beau se désunir,
Pour le rejoindre mieux il ne faut qu'un soupir.
Ainsi n'espérez pas que jamais on s'assure
Sur les bouillants transports qu'arrache son parjure.
Si le ressentiment de sa légèreté
Aspire à la vengeance avec sincérité,
En quelques dignes mains qu'il veuille la remettre,
Il vous faut vous donner, et non pas vous promettre,
Attacher votre sort, avec le nom d'époux,
À la valeur du bras qui s'armera pour vous.
Tant qu'on verra ce prix en quelque incertitude,
L'oserait-on punir de son ingratitude ?
Votre haine tremblante est un mauvais appui
À quiconque pour vous entreprendrait sur lui ;
Et quelque doux espoir qu'offre cette colère,
Une plus forte haine en serait le salaire.
Donnez-vous donc, madame, et faites qu'un vengeur
N'ait plus à redouter le désaveu du cœur.

Édwige
Que vous m'êtes cruel en faveur d'un infâme,
De vouloir, malgré moi, lire au fond de mon âme,
Où mon amour trahi, que j'éteins à regret,
Lui fait contre ma haine un partisan secret !
Quelques justes arrêts que ma bouche prononce,
Ce sont de vains efforts où tout mon cœur renonce.
Ce lâche malgré moi l'ose encore protéger,
Et veut mourir du coup qui m'en pourrait venger.
Vengez-moi toutefois, mais d'une autre manière :
Pour conserver mes jours, laissez-lui la lumière.
Quelque mort que je doive à son manque de foi,
Ôtez-lui Rodelinde, et c'est assez pour moi ;
Faites qu'elle aime ailleurs, et punissez son crime
Par ce désespoir même où son change m'abîme.
Faites plus : s'il est vrai que je puis tout sur vous,
Ramenez cet ingrat tremblant à mes genoux,
Le repentir au cœur, les pleurs sur le visage,
De tant de lâchetés me faire un plein hommage,
Implorer le pardon qu'il ne mérite pas,
Et remettre en mes mains sa vie et son trépas.

Garibalde
Ajoutez-y, madame, encore qu'à vos yeux même
Cette odieuse main perce un cœur qui vous aime,
Et que l'amant fidèle, au volage immolé,
Expie au lieu de lui ce qu'il a violé.
L'ordre en sera moins rude, et moindre le supplice,
Que celui qu'à mes feux prescrit votre injustice :
Et le trépas en soi n'a rien de rigoureux
À l'égal de vous rendre un rival plus heureux.

Édwige
Duc, vous vous alarmez faute de me connaître :
Mon cœur n'est pas si bas qu'il puisse aimer un traître.
Je veux qu'il se repente, et se repente en vain,
Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain ;
Je veux qu'en vain son âme, esclave de la mienne,
Me demande sa grâce, et jamais ne l'obtienne,
Qu'il soupire sans fruit ; et pour le punir mieux,
Je veux même à mon tour vous aimer à ses yeux.

Garibalde
Le pourrez-vous, madame, et savez-vous vos forces ?
Savez-vous de l'amour quelles sont les amorces ?
Savez-vous ce qu'il peut, et qu'un visage aimé
Est toujours trop aimable à ce qu'il a charmé ?
Si vous ne m'abusez, votre cœur vous abuse.
L'inconstance jamais n'a de mauvaise excuse ;
Et comme l'amour seul fait le ressentiment,
Le moindre repentir obtient grâce à l'amant.

Édwige
Quoi qu'il puisse arriver, donnez-vous cette gloire
D'avoir sur cet ingrat rétabli ma victoire ;
Sans songer qu'à me plaire exécutez mes lois,
Et pour l'événement laissez tout à mon choix :
Souffrez qu'en liberté je l'aime ou le néglige.
L'amant est trop payé quand son service oblige ;
Et quiconque en aimant aspire à d'autres prix
N'a qu'un amour servile et digne de mépris.
Le véritable amour jamais n'est mercenaire,
Il n'est jamais souillé de l'espoir du salaire,
Il ne veut que servir, et n'a point d'intérêt
Qu'il n'immole à celui de l'objet qui lui plaît.
Voyez donc Grimoald, tâchez à le réduire :
Faites-moi triompher au hasard de vous nuire ;
Et si je prends pour lui des sentiments plus doux,
Vous m'aurez faite heureuse, et c'est assez pour vous.
Je verrai par l'effort de votre obéissance
Où doit aller celui de ma reconnaissance.
Cependant, s'il est vrai que j'ai pu vous charmer,
Aimez-moi plus que vous, ou cessez de m'aimer :
C'est par là seulement qu'on mérite Edwige.
Je veux bien qu'on espère, et non pas qu'on exige.
Je ne veux rien devoir ; mais lorsqu'on me sert bien,
On peut attendre tout de qui ne promet rien.

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