ACTE III - SCÈNE III



(Grimoald, Rodelinde, Garibalde, Unulphe)

Rodelinde
Je me rends, Grimoald, mais non pas à la force :
Le titre que tu prends m'est une douce amorce,
Et s'empare si bien de mon affection,
Qu'elle ne veut de toi qu'une condition :
Si je n'ai pu t'aimer et juste et magnanime,
Quand tu deviens tyran je t'aime dans le crime ;
Et pour moi ton hymen est un souverain bien,
S'il rend ton nom infâme aussi bien que le mien.

Grimoald
Que j'aimerai, madame, une telle infamie
Qui vous fera cesser d'être mon ennemie !
Achevez, achevez, et sachons à quel prix
Je puis mettre une borne à de si longs mépris :
Je ne veux qu'une grâce, et disposez du reste.
Je crains pour Garibalde une haine funeste,
Je la crains pour Unulphe : à cela près, parlez.

Rodelinde
Va, porte cette crainte à des cœurs ravalés ;
Je ne m'abaisse point aux faiblesses des femmes
Jusques à me venger de ces petites âmes.
Si leurs mauvais conseils me forcent de régner,
Je les en dois haïr, et sais les dédaigner.
Le ciel, qui punit tout, choisira pour leur peine
Quelques moyens plus bas que cette illustre haine.
Qu'ils vivent cependant, et que leur lâcheté
À l'ombre d'un tyran trouve sa sûreté.
Ce que je veux de toi porte le caractère
D'une vertu plus haute et digne de te plaire.
Tes offres n'ont point eu d'exemples jusqu'ici,
Et ce que je demande est sans exemple aussi ;
Mais je veux qu'il te donne une marque infaillible
Que l'intérêt d'un fils ne me rend point sensible,
Que je veux être à toi sans le considérer,
Sans regarder en lui que craindre ou qu'espérer.

Grimoald
Madame, achevez donc de m'accabler de joie.
Par quels heureux moyens faut-il que je vous croie ?
Expliquez-vous, de grâce, et j'atteste les cieux
Que tout suivra sur l'heure un bien si précieux.

Rodelinde
Après un tel serment j'obéis et m'explique.
Je veux donc d'un tyran un acte tyrannique :
Puisqu'il en veut le nom, qu'il le soit tout à fait ;
Que toute sa vertu meure en un grand forfait,
Qu'il renonce à jamais aux glorieuses marques
Qui le mettaient au rang des plus dignes monarques ;
Et pour le voir méchant, lâche, impie, inhumain,
Je veux voir ce fils même immolé de sa main.

Grimoald
Juste ciel !

Rodelinde
Que veux-tu pour marque plus certaine
Que l'intérêt d'un fils n'amollit point ma haine,
Que je me donne à toi sans le considérer,
Sans regarder en lui que craindre ou qu'espérer ?
Tu trembles, tu pâlis, il semble que tu n'oses
Toi-même exécuter ce que tu me proposes !
S'il te faut du secours, je n'y recule pas,
Et veux bien te prêter l'exemple de mon bras.
Fais, fais venir ce fils, qu'avec toi je l'immole.
Dégage ton serment, je tiendrai ma parole.
Il faut bien que le crime unisse à l'avenir
Ce que trop de vertus empêchait de s'unir.
Qui tranche du tyran doit se résoudre à l'être.
Pour remplir ce grand nom as-tu besoin d'un maître,
Et faut-il qu'une mère, aux dépens de son sang,
T'apprenne à mériter cet effroyable rang ?
N'en souffre pas la honte, et prends toute la gloire
Que cet illustre effort attache à ta mémoire.
Fais voir à tes flatteurs, qui te font trop oser,
Que tu sais mieux que moi l'art de tyranniser ;
Et par une action aux seuls tyrans permise,
Deviens le vrai tyran de qui te tyrannise.
À ce prix je me donne, à ce prix je me rends ;
Ou si tu l'aimes mieux, à ce prix je me vends,
Et consens à ce prix que ton amour m'obtienne,
Puisqu'il souille ta gloire aussi bien que la mienne.

Grimoald
Garibalde, est-ce là ce que tu m'avais dit ?

Garibalde
Avec votre jalouse elle a changé d'esprit ;
Et je l'avais laissée à l'hymen toute prête,
Sans que son déplaisir menaçât que ma tête.
Mais ces fureurs enfin ne sont qu'illusion,
Pour vous donner, seigneur, quelque confusion ;
Ne vous étonnez point, vous l'en verrez dédire.

Grimoald
Vous l'ordonnez, madame, et je dois y souscrire :
J'en ferai ma victime, et ne suis point jaloux
De vous voir sur ce fils porter les premiers coups.
Quelque honneur qui par là s'attache à ma mémoire,
Je veux bien avec vous en partager la gloire,
Et que tout l'avenir ait de quoi m'accuser
D'avoir appris de vous l'art de tyranniser.
Vous devriez pourtant régler mieux ce courage,
N'en pousser point l'effort jusqu'aux bords de la rage,
Ne lui permettre rien qui sentît la fureur,
Et le faire admirer sans en donner d'horreur.
Faire la furieuse et la désespérée,
Paraître avec éclat mère dénaturée,
Sortir hors de vous-même, et montrer à grand bruit
À quelle extrémité mon amour vous réduit,
C'est mettre avec trop d'art la douleur en parade ;
Qui fait le plus de bruit n'est pas le plus malade :
Les plus grands déplaisirs sont les moins éclatants ;
Et l'on sait qu'un grand cœur se possède en tout temps.
Vous le savez, madame, et que les grandes âmes
Ne s'abaissent jamais aux faiblesses des femmes,
Ne s'aveuglent jamais ainsi hors de saison ;
Que leur désespoir même agit avec raison,
Et que…

Rodelinde
C'en est assez : sois-moi juge équitable,
Et dis-moi si le mien agit en raisonnable,
Si je parle en aveugle, ou si j'ai de bons yeux.
Tu veux rendre à mon fils le bien de ses aïeux,
Et toute ta vertu jusque-là t'abandonne,
Que tu mets en mon choix sa mort ou ta couronne !
Quand j'aurai satisfait tes vœux désespérés,
Dois-je croire ses jours beaucoup plus assurés ?
Cet offre, ou, si tu veux, ce don du diadème
N'est, à le bien nommer, qu'un faible stratagème.
Faire un roi d'un enfant pour être son tuteur,
C'est quitter pour ce nom celui d'usurpateur ;
C'est choisir pour régner un favorable titre ;
C'est du sceptre et de lui te faire seul arbitre,
Et mettre sur le trône un fantôme pour roi
Jusques au premier fils qui te naîtra de moi,
Jusqu'à ce qu'on nous craigne, et que le temps arrive
De remettre en ses mains la puissance effective.
Qui veut bien l'immoler à son affection
L'immolerait sans peine à son ambition.
On se lasse bientôt de l'amour d'une femme ;
Mais la soif de régner règne toujours sur l'âme ;
Et comme la grandeur a d'éternels appas,
L'Italie est sujette à de soudains trépas.
Il est des moyens sourds pour lever un obstacle,
Et faire un nouveau roi sans bruit et sans miracle ;
Quitte pour te forcer à deux ou trois soupirs,
Et peindre alors ton front d'un peu de déplaisirs.
La porte à ma vengeance en serait moins ouverte :
Je perdrais avec lui tout le fruit de sa perte.
Puisqu'il faut qu'il périsse, il vaut mieux tôt que tard ;
Que sa mort soit un crime, et non pas un hasard ;
Que cette ombre innocente à toute heure m'anime,
Me demande à toute heure une grande victime ;
Que ce jeune monarque, immolé de ta main,
Te rende abominable à tout le genre humain ;
Qu'il t'excite partout des haines immortelles ;
Que de tous tes sujets il fasse des rebelles.
Je t'épouserai lors, et m'y viens d'obliger,
Pour mieux servir ma haine, et pour mieux me venger,
Pour moins perdre de vœux contre ta barbarie,
Pour être à tous moments maîtresse de ta vie,
Pour avoir l'accès libre à pousser ma fureur,
Et mieux choisir la place à te percer le cœur.
Voilà mon désespoir, voilà ses justes causes :
À ces conditions prends ma main, si tu l'oses.

Grimoald
Oui, je la prends, madame, et veux auparavant…

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