ACTE II - SCÈNE V



(Grimoald, Rodelinde, Garibalde, Unulphe)

Grimoald
Madame, il est donc vrai que votre âme sensible
À la compassion s'est rendue accessible ;
Qu'elle fait succéder dans ce cœur plus humain
La douceur à la haine et l'estime au dédain,
Et que laissant agir une bonté cachée,
À de si longs mépris elle s'est arrachée ?

Rodelinde
Ce cœur dont tu te plains, de ta plainte est surpris :
Comte, je n'eus pour toi jamais aucun mépris ;
Et ma haine elle-même aurait cru faire un crime
De t'avoir dérobé ce qu'on te doit d'estime.
Quand je vois ta conduite en mes propres états
Achever sur les cœurs l'ouvrage de ton bras,
Avec ces mêmes cœurs qu'un si grand art te donne
Je dis que la vertu règne dans ta personne ;
Avec eux je te loue, et je doute avec eux
Si sous leur vrai monarque ils seraient plus heureux :
Tant ces hautes vertus qui fondent ta puissance
Réparent ce qui manque à l'heur de ta naissance !
Mais quoi qu'on en ait vu d'admirable et de grand,
Ce que m'en dit Unulphe aujourd'hui me surprend.
Un vainqueur dans le trône, un conquérant qu'on aime,
Faisant justice à tous, se la fait à soi-même !
Se croit usurpateur sur ce trône conquis !
Et ce qu'il ôte au père, il veut le rendre au fils !
Comte, c'est un effort à dissiper la gloire
Des noms les plus fameux dont se pare l'histoire,
Et que le grand Auguste ayant osé tenter,
N'osa prendre du cœur jusqu'à l'exécuter.
Je viens donc y répondre, et de toute mon âme
Te rendre pour mon fils…

Grimoald
Ah ! C'en est trop, madame ;
Ne vous abaissez point à des remerciements :
C'est moi qui vous dois tout ; et si mes sentiments…

Rodelinde
Souffre les miens, de grâce, et permets que je mette
Cet effort merveilleux en sa gloire parfaite,
Et que ma propre main tâche d'en arracher
Tout ce mélange impur dont tu le veux tacher ;
Car enfin cet effort est de telle nature,
Que la source en doit être à nos yeux toute pure :
La vertu doit régner dans un si grand projet,
En être seule cause, et l'honneur seul objet ;
Et depuis qu'on le souille ou d'espoir de salaire,
Ou de chagrin d'amour, ou de souci de plaire,
Il part indignement d'un courage abattu
Où la passion règne, et non pas la vertu.
Comte, penses-y bien ; et pour m'avoir aimée,
N'imprime point de tache à tant de renommée ;
Ne crois que ta vertu : laisse-la seule agir,
De peur qu'un tel effort ne te donne à rougir.
On publierait de toi que les yeux d'une femme
Plus que ta propre gloire auraient touché ton âme ;
On dirait qu'un héros si grand, si renommé,
Ne serait qu'un tyran s'il n'avait point aimé.

Grimoald
Donnez-moi cette honte, et je la tiens à gloire :
Faites de vos mépris ma dernière victoire,
Et souffrez qu'on impute à ce bras trop heureux
Que votre seul amour l'a rendu généreux.
Souffrez que cet amour, par un effort si juste,
Ternisse le grand nom et les hauts faits d'Auguste,
Qu'il ait plus de pouvoir que ses vertus n'ont eu.
Qui n'adore que vous n'aime que la vertu.
Cet effort merveilleux est de telle nature,
Qu'il ne saurait partir d'une source plus pure ;
Et la plus noble enfin des belles passions
Ne peut faire de tache aux grandes actions.

Rodelinde
Comte, ce qu'elle jette à tes yeux de poussière
Pour voir ce que tu fais les laisse sans lumière.
À ces conditions rendre un sceptre conquis,
C'est asservir la mère en couronnant le fils ;
Et pour en bien parler, ce n'est pas tant le rendre,
Qu'au prix de mon honneur indignement le vendre.
Ta gloire en pourrait croître, et tu le veux ainsi ;
Mais l'éclat de la mienne en serait obscurci.
Quel que soit ton amour, quel que soit ton mérite,
La défaite et la mort de mon cher Pertharite,
D'un sanglant caractère ébauchant tes hauts faits,
Les peignent à mes yeux comme autant de forfaits ;
Et ne pouvant les voir que d'un œil d'ennemie,
Je n'y puis prendre part sans entière infamie.
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir :
Je te dois estimer, mais je te dois haïr ;
Je dois agir en veuve autant qu'en magnanime,
Et porter cette haine aussi loin que l'estime.

Grimoald
Ah ! Forcez-vous, de grâce, à des termes plus doux
Pour des crimes qui seuls m'ont fait digne de vous :
Par eux seuls ma valeur en tête d'une armée
A des plus grands héros atteint la renommée ;
Par eux seuls j'ai vaincu, par eux seuls j'ai régné,
Par eux seuls ma justice a tant de cœurs gagné,
Par eux seuls j'ai paru digne du diadème,
Par eux seuls je vous vois, par eux seuls je vous aime,
Et par eux seuls enfin mon amour tout parfait
Ose faire pour vous ce qu'on n'a jamais fait.

Rodelinde
Tu ne fais que pour toi, s'il t'en faut récompense ;
Et je te dis encore que toute ta vaillance,
T'ayant fait vers moi seule à jamais criminel,
A mis entre nous deux un obstacle éternel.
Garde donc ta conquête, et me laisse ma gloire ;
Respecte d'un époux et l'ombre et la mémoire :
Tu l'as chassé du trône et non pas de mon cœur.

Grimoald
Unulphe, c'est donc là toute cette douceur !
C'est là comme son âme, enfin plus raisonnable,
Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable !

Garibalde
Seigneur, souvenez-vous qu'il est temps de parler.

Grimoald
Oui, l'affront est trop grand pour le dissimuler :
Elle en sera punie, et puisqu'on me méprise,
Je deviendrai tyran de qui me tyrannise,
Et ne souffrirai plus qu'une indigne fierté
Se joue impunément de mon trop de bonté.

Rodelinde
Eh bien ! Deviens tyran : renonce à ton estime ;
Renonce au nom de juste, au nom de magnanime…

Grimoald
La vengeance est plus douce enfin que ces vains noms ;
S'ils me font malheureux, à quoi me sont-ils bons ?
Je me ferai justice en domptant qui me brave.
Qui ne veut point régner mérite d'être esclave.
Allez, sans irriter plus longtemps mon courroux,
Attendre ce qu'un maître ordonnera de vous.

Rodelinde
Qui ne craint point la mort craint peu quoi qu'il ordonne.

Grimoald
Vous la craindrez peut-être en quelque autre personne.

Rodelinde
Quoi ? Tu voudrais…

Grimoald
Allez, et ne me pressez point ;
On vous pourra trop tôt éclaircir sur ce point.
Voilà tous les efforts qu'enfin j'ai pu me faire.
Toute ingrate qu'elle est, je tremble à lui déplaire ;
Et ce peu que j'ai fait, suivi d'un désaveu,
Gêne autant ma vertu comme il trahit mon feu.
Achève, Garibalde : Unulphe est trop crédule,
Il prend trop aisément un espoir ridicule ;
Menace, puisqu'enfin c'est perdre temps qu'offrir.
Toi qui m'as trop flatté, viens m'aider à souffrir.

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