ACTE I - SCÈNE IV



(Grimoald, Édwige, Garibalde, Unulphe)

Grimoald
Qu'avez-vous dit, madame, et que supposez-vous
Pour la faire douter du sort de son époux ?
Depuis quand et de qui savez-vous qu'il respire ?

Édwige
Ce confident si cher pourra vous le redire.

Grimoald
M'auriez-vous accusé d'avoir feint son trépas ?

Édwige
Ne vous alarmez point, elle ne m'en croit pas.
Son destin est plus doux veuve que mariée,
Et de croire sa mort vous l'avez trop priée.

Grimoald
Mais enfin ?

Édwige
Mais enfin, chacun sait ce qu'il sait ;
Et quand il sera temps nous en verrons l'effet.
épouse-la, parjure, et fais-en une infâme :
Qui ravit un état peut ravir une femme ;
L'adultère et le rapt sont du droit des tyrans.

Grimoald
Vous me donniez jadis des titres différents.
Quand pour vous acquérir je gagnais des batailles,
Que mon bras de Milan foudroyait les murailles,
Que je semais partout la terreur et l'effroi,
J'étais un grand héros, j'étais un digne roi ;
Mais depuis que je règne en prince magnanime,
Qui chérit la vertu, qui sait punir le crime,
Que le peuple sous moi voit ses destins meilleurs,
Je ne suis qu'un tyran, parce que j'aime ailleurs.
Ce n'est plus la valeur, ce n'est plus la naissance
Qui donne quelque droit à la toute-puissance :
C'est votre amour lui seul qui fait des conquérants,
Suivant qu'ils sont à vous, des rois ou des tyrans.
Si ce titre odieux s'acquiert à vous déplaire,
Je n'ai qu'à vous aimer, si je veux m'en défaire ;
Et ce même moment, de lâche usurpateur,
Me fera vrai monarque en vous rendant mon cœur.

Édwige
Ne prétends plus au mien après ta perfidie.
J'ai mis entre tes mains toute la Lombardie ;
Mais ne t'aveugle point dans ton nouveau souci :
Ce n'est que sous mon nom que tu règnes ici,
Et le peuple bientôt montrera par sa haine
Qu'il n'adorait en toi que l'amant de sa reine,
Qu'il ne respectait qu'elle, et ne veut point d'un roi
Qui commence par elle à violer sa foi.

Grimoald
Si vous étiez, madame, au milieu de Pavie,
Dont vous fit reine un frère en sortant de la vie,
Ce discours, quoique même un peu hors de saison,
Pourrait avoir du moins quelque ombre de raison.
Mais ici, dans Milan, dont j'ai fait ma conquête,
Où ma seule valeur a couronné ma tête,
Au milieu d'un état où tout le peuple à moi
Ne saurait craindre en vous que l'amour de son roi,
La menace impuissante est de mauvaise grâce :
Avec tant de faiblesse il faut la voix plus basse.
J'y règne, et régnerai malgré votre courroux ;
J'y fais à tous justice, et commence par vous.

Édwige
Par moi ?

Grimoald
Par vous, madame.

Édwige
Après la foi reçue !
Après deux ans d'amour si lâchement déçue !

Grimoald
Dites après deux ans de haine et de mépris,
Qui de toute ma flamme ont été le seul prix.

Édwige
Appelles-tu mépris une amitié sincère ?

Grimoald
Une amitié fidèle à la haine d'un frère,
Un long orgueil armé d'un frivole serment,
Pour s'opposer sans cesse au bonheur d'un amant.
Si vous m'aviez aimé, vous n'auriez pas eu honte
D'attacher votre sort à la valeur d'un comte.
Jusqu'à ce qu'il fût roi vous plaire à le gêner,
C'était vouloir vous vendre, et non pas vous donner.
Je me suis donc fait roi pour plaire à votre envie :
J'ai conquis votre cœur au péril de ma vie ;
Mais alors qu'il m'est dû, je suis en liberté
De vous laisser un bien que j'ai trop acheté,
Et votre ambition est justement punie
Quand j'affranchis un roi de votre tyrannie.
Un roi doit pouvoir tout ; et je ne suis pas roi,
S'il ne m'est pas permis de disposer de moi.
C'est quitter, c'est trahir les droits du diadème,
Que sur le haut d'un trône être esclave moi-même ;
Et dans ce même trône où vous m'avez voulu,
Sur moi comme sur tous je dois être absolu :
C'est le prix de mon sang ; souffrez que j'en dispose,
Et n'accusez que vous du mal que je vous cause.

Édwige
Pour un grand conquérant que tu te défends mal !
Et quel étrange roi tu fais de Grimoald !
Ne dis plus que ce rang veut que tu m'abandonnes,
Et que la trahison est un droit des couronnes ;
Mais si tu veux trahir, trouve du moins, ingrat,
De plus belles couleurs dans les raisons d'état.
Dis qu'un usurpateur doit amuser la haine
Des peuples mal domptés, en épousant leur reine ;
Leur faire présumer qu'il veut rendre à son fils
Un sceptre sur le père injustement conquis ;
Qu'il ne veut gouverner que durant son enfance,
Qu'il ne veut qu'en dépôt la suprême puissance,
Qu'il ne veut autre titre en leur donnant la loi,
Que d'époux de la reine et de tuteur du roi ;
Dis que sans cet hymen ta puissance t'échappe,
Qu'un vieil amour des rois la détruit et la sape ;
Dis qu'un tyran qui règne en pays ennemi
N'y saurait voir son trône autrement affermi.
De cette illusion l'apparence plausible
Rendrait ta lâcheté peut-être moins visible ;
Et l'on pourrait donner à la nécessité
Ce qui n'est qu'un effet de ta légèreté.

Grimoald
J'embrasse un bon avis, de quelque part qu'il vienne.
Unulphe, allez trouver la reine, de la mienne,
Et tâchez par cette offre à vaincre sa rigueur.
Madame, c'est à vous que je devrai son cœur ;
Et pour m'en revancher, je prendrai soin moi-même
De faire choix pour vous d'un mari qui vous aime,
Qui soit digne de vous, et puisse mériter
L'amour que, malgré moi, vous voulez me porter.

Édwige
Traître, je n'en veux point que ta mort ne me donne,
Point qui n'ait par ton sang affermi ma couronne.

Grimoald
Vous pourrez à ce prix en trouver aisément.
Remettez la princesse à son appartement,
Duc ; et tâchez à rompre un dessein sur ma vie
Qui me ferait trembler si j'étais à Pavie.

Édwige
Crains-moi, crains-moi partout : et Pavie, et Milan,
Tout lieu, tout bras est propre à punir un tyran ;
Et tu n'as point de forts où vivre en assurance,
Si de ton sang versé je suis la récompense.

Grimoald
Dissimulez du moins ce violent courroux :
Je deviendrais tyran, mais ce serait pour vous.

Édwige
Va, je n'ai point le cœur assez lâche pour feindre.

Grimoald
Allez donc ; et craignez, si vous me faites craindre.

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