ACTE I - SCÈNE II



(Rodelinde, Édwige)

Édwige
Madame, si j'étais d'un naturel jaloux,
Je m'inquiéterais de le voir avec vous,
Je m'imaginerais, ce qui pourrait bien être,
Que ce fidèle agent vous parle pour son maître ;
Mais comme mon esprit n'est pas si peu discret
Qu'il vous veuille envier la douceur du secret,
De cette opinion j'aime mieux me défendre,
Pour mettre en votre choix celle que je dois prendre,
La régler par votre ordre, et croire avec respect
Tout ce qu'il vous plaira d'un entretien suspect.

Rodelinde
Le secret n'est pas grand qu'aisément on devine,
Et l'on peut croire alors tout ce qu'on s'imagine.
Oui, madame, son maître a de fort mauvais yeux ;
Et s'il m'en pouvait croire, il en userait mieux.

Édwige
Il a beau s'éblouir alors qu'il vous regarde,
Il vous échappera si vous n'y prenez garde.
Il lui faut obéir, tout amoureux qu'il est,
Et vouloir ce qu'il veut, quand et comme il lui plaît.

Rodelinde
Avez-vous reconnu par votre expérience
Qu'il faille déférer à son impatience ?

Édwige
Vous ne savez que trop ce que c'est que sa foi.

Rodelinde
Autre est celle d'un comte, autre celle d'un roi ;
Et comme un nouveau rang forme une âme nouvelle,
D'un comte déloyal il fait un roi fidèle.

Édwige
Mais quelquefois, madame, avec facilité
On croit des maris morts qui sont pleins de santé ;
Et lorsqu'on se prépare aux seconds hyménées,
On voit par leur retour des veuves étonnées.

Rodelinde
Qu'avez-vous vu, madame, ou que vous a-t-on dit ?

Édwige
Ce mot un peu trop tôt vous alarme l'esprit.
Je ne vous parle pas de votre Pertharite ;
Mais il se pourra faire enfin qu'il ressuscite,
Qu'il rende à vos désirs leur juste possesseur ;
Et c'est dont je vous donne avis en bonne sœur.

Rodelinde
N'abusez point d'un nom que votre orgueil rejette.
Si vous étiez ma sœur, vous seriez ma sujette;
Mais un sceptre vaut mieux que les titres du sang,
Et la nature cède à la splendeur du rang.

Édwige
La nouvelle vous fâche, et du moins importune
L'espoir déjà formé d'une bonne fortune.
Consolez-vous, madame:il peut n'en être rien ;
Et souvent on nous dit ce qu'on ne sait pas bien.

Rodelinde
Il sait mal ce qu'il dit, quiconque vous fait croire
Qu'aux feux de Grimoald je trouve quelque gloire.
Il est vaillant, il règne, et comme il faut régner ;
Mais toutes ses vertus me le font dédaigner.
Je hais dans sa valeur l'effort qui le couronne ;
Je hais dans sa bonté les cœurs qu'elle lui donne ;
Je hais dans sa prudence un grand peuple charmé ;
Je hais dans sa justice un tyran trop aimé ;
Je hais ce grand secret d'assurer sa conquête,
D'attacher fortement ma couronne à sa tête ;
Et le hais d'autant plus que je vois moins de jour
À déduire un vainqueur qui règne avec amour.

Édwige
Cette haine qu'en vous sa vertu même excite
Est fort ingénieuse à voir tout son mérite;
Et qui nous parle ainsi d'un objet odieux
En dirait bien du mal s'il plaisait à ses yeux.

Rodelinde
Qui hait brutalement permet tout à sa haine:
Il s'emporte, il se jette où sa fureur l'entraîne,
Il ne veut avoir d'yeux que pour ses faux portraits;
Mais qui hait par devoir ne s'aveugle jamais :
C'est sa raison qui hait, qui toujours équitable,
Voit en l'objet haï ce qu'il a d'estimable,
Et verrait en l'aimé ce qu'il y faut blâmer,
Si ce même devoir lui commandait d'aimer.

Édwige
Vous en savez beaucoup.

Rodelinde
Je sais comme il faut vivre.

Édwige
Vous êtes donc, madame, un grand exemple à suivre.

Rodelinde
Pour vivre l'âme saine, on n'a qu'à m'imiter.

Édwige
Et qui veut vivre aimé n'a qu'à vous en conter ?

Rodelinde
J'aime en vous un soupçon qui vous sert de supplice :
S'il me fait quelque outrage, il m'en fait bien justice.

Édwige
Quoi ? Vous refuseriez Grimoald pour époux ?

Rodelinde
Si je veux l'accepter, m'en empêcherez-vous ?
Ce qui jusqu'à présent vous donne tant d'alarmes,
Sitôt qu'il me plaira, vous coûtera des larmes ;
Et quelque grand pouvoir que vous preniez sur moi,
Je n'ai qu'à dire un mot pour vous faire la loi.
N'aspirez point, madame, où je voudrai prétendre :
Tout son cœur est à moi, si je daigne le prendre.
Consolez-vous pourtant : il m'en fait l'offre en vain ;
Je veux bien sa couronne, et ne veux point sa main.
Faites, si vous pouvez, revivre Pertharite,
Pour l'opposer aux feux dont votre amour s'irrite.
Produisez un fantôme, ou semez un faux bruit,
Pour remettre en vos fers un prince qui vous fuit ;
J'aiderai votre feinte, et ferai mon possible
Pour tromper avec vous ce monarque invincible,
Pour renvoyer chez vous les vœux qu'on vient m'offrir,
Et n'avoir plus chez moi d'importuns à souffrir.

Édwige
Qui croit déjà ce bruit un tour de mon adresse,
De son effet sans doute aurait peu d'allégresse,
Et loin d'aider la feinte avec sincérité,
Pourrait fermer les yeux même à la vérité.

Rodelinde
Après m'avoir fait perdre époux et diadème,
C'est trop que d'attenter jusqu'à ma gloire même,
Qu'ajouter l'infamie à de si rudes coups.
Connaissez-moi, madame, et désabusez-vous.
Je ne vous cèle point qu'ayant l'âme royale,
L'amour du sceptre encore me fait votre rivale,
Et que je ne puis voir d'un cœur lâche et soumis
La sœur de mon époux déshériter mon fils ;
Mais que dans mes malheurs jamais je me dispose
À les vouloir finir m'unissant à leur cause,
À remonter au trône, où vont tous mes désirs,
En épousant l'auteur de tous mes déplaisirs !
Non, non, vous présumez en vain que je m'apprête
À faire de ma main sa dernière conquête :
Unulphe peut vous dire en fidèle témoin
Combien à me gagner il perd d'art et de soin.
Si malgré la parole et donnée et reçue,
Il cessa d'être à vous au moment qu'il m'eut vue,
Aux cendres d'un mari tous mes feux réservés
Lui rendent les mépris que vous en recevez.

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