ACTE TROISIÈME - Scène VI



(LA COMTESSE, LÉLIO, ARLEQUIN, COLOMBINE, PIERRE.)

LA COMTESSE
Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amène ?

LÉLIO
Madame, je m'en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant ; c'est de quoi j'allais prendre la liberté de vous informer.

LA COMTESSE
Je vous suis obligée de finir cela, monsieur ; mais j'avais quelque autre chose à vous dire, bagatelle pour vous, assez importante pour moi.

LÉLIO
Que serait-ce donc ?

LA COMTESSE
C'est mon portrait qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile.

LÉLIO
Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvé une boîte de portrait que vous cherchiez ; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ ; s'il vous a dit autre chose, c'est un étourdi ; et je voudrais bien lui demander où est le portrait dont il parle ?

ARLEQUIN(timidement.)
Eh ! monsieur !

LÉLIO
Quoi ?

ARLEQUIN
Il est dans votre poche.

LÉLIO
Vous ne savez ce que vous dites.

ARLEQUIN
Si fait, monsieur. Vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantôt ; je vous l'ai vu mettre après dans la poche du côté gauche.

LÉLIO
Quelle impertinence !

LA COMTESSE
Cherchez, monsieur ; peut-être avez-vous oublié que vous l'avez tenu ?

LÉLIO
Ah ! madame, vous pouvez m'en croire.

ARLEQUIN
Tenez, monsieur… tâtez, madame ; le voilà.

LA COMTESSE(touchant à la poche de la veste.)
Cela est vrai ; il me paraît que c'est lui.

LÉLIO
Voyons donc. Il a raison ! Le voulez-vous, madame ?

LA COMTESSE
Il le faut bien, monsieur.

LÉLIO
Comment donc cela s'est-il fait ?

ARLEQUIN
Eh ! c'est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu'il ressemblait à une cousine qui est morte ; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'était à cause qu'il ressemblait à madame, et cela était vrai.

LA COMTESSE
Je ne vois point d'apparence à cela.

LÉLIO
En vérité, madame, je ne comprends pas ce coquin-là. (À part, à Arlequin.)
Tu me le payeras.

ARLEQUIN
Madame la comtesse, voilà monsieur qui me menace derrière vous.

LÉLIO
Moi ?

ARLEQUIN
Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger à vous dire qu'il vous aime ; il n'aura pas plus tôt avoué cela qu'il me pardonnera.

LA COMTESSE
Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession.

LÉLIO
Eh ! madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal, il faut qu'il ait l'esprit troublé. Retire- toi, et ne nous romps plus la tête de tes sots discours. (Arlequin se recule au fond du théâtre avec Colombine)
. Je vous prie, madame, de n'être point fâchée de ce que j'avais votre portrait ; j'étais dans l'ignorance.

LA COMTESSE
Ce n'est rien que cela, monsieur.

LÉLIO
C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier.

LA COMTESSE
Effectivement.

LÉLIO
Il n'y a personne qui ne se persuade là-dessus que je vous aime.

LA COMTESSE
Je l'aurais cru moi-même, si je ne vous connaissais pas.

LÉLIO
Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guère moins clairvoyante.

LA COMTESSE
On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais.

LÉLIO
Ce n'est presque pas une erreur que cela ; la chose est si naturelle à penser !

LA COMTESSE
Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-là ?

LÉLIO
Moi, madame ! vous êtes la maîtresse.

LA COMTESSE
Et vous le maître, monsieur.

LÉLIO
De quoi le suis-je ?

LA COMTESSE
D'aimer ou de n'aimer pas.

LÉLIO
Je vous reconnais ; l'alternative est bien de vous, madame.

LA COMTESSE
Eh ! pas trop.

LÉLIO
Pas trop ! si j'osais interpréter ce mot-là…

LA COMTESSE
Et que trouvez-vous donc qu'il signifie ?

LÉLIO
Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensé.

LA COMTESSE
Voyons.

LÉLIO
Vous ne me le pardonneriez jamais.

LA COMTESSE
Je ne suis pas vindicative.

LÉLIO(à part.)
Ah ! je ne sais ce que je dois faire.

LA COMTESSE(d'un air impatient.)
Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine.

LÉLIO(à genoux.)
Eh bien ! madame, me voilà expliqué… M'entendez-vous ! Vous ne répondez rien… Vous avez raison ; mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mérité votre haine.

LA COMTESSE
Levez-vous, monsieur.

LÉLIO
Non, madame, condamnez-moi, ou faites-moi grâce.

LA COMTESSE(confuse.)
Ne me demandez rien à présent ; reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer.

ARLEQUIN(Vivat)
 ! Enfin, voilà la fin.

COLOMBINE
Je suis contente de vous, monsieur Lélio.

PIERRE
Parguienne ! ça boute la joie au cœur.

LÉLIO
Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants : j'aurai soin de votre noce.

PIERRE
Grand marci ; mais, morgué ! pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les ménétriers que j'avons retenus.

ARLEQUIN
Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie.

COLOMBINE
Avant le mariage, il en faut un peu ; après le mariage, je t'en dispense. (DIVERTISSEMENT)

LE CHANTEUR
Je ne crains point que Mathurine S'amuse à me manquer de foi ; Car drés que je vois dans sa mine Queuque indifférence envars moi, Sans li demander le pourquoi, Je laisse aller la pèlerine ; Je ne dis mot, je me tiens coi ; Je batifole avec Claudine. En voyant ça, la Mathurine Prend du souci, rêve à part soi ; Et pis tout d'un coup la mutine Me dit : j'enrage contre toi.

LA CHANTEUSE
Colas me disait l'autre jour : "Margot, donne-moi ton amour." Je répondis : "Je te le donne, Mais ne va le dire à personne." Colas ne m'entendit pas bien ; Car l'innocent ne reçut rien.

ARLEQUIN
Femmes, nous étions de grands fous D'être aux champs pour l'amour de vous. Si de chaque femme volage L'amant allait planter des choux, Par la ventrebille ! je gage Que nous serions condamnés tous À travailler au jardinage.
(FIN)

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