ACTE DEUXIÈME - Scène VII



(LÉLIO, LA COMTESSE, QUI A L'AIR DE CHERCHER QUELQUE CHOSE À TERRE.)

LÉLIO(la voyant chercher.)
Elle m'a fui tantôt ; si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarqué son procédé. Comme il n'en est rien, il est bon de lui paraître tout aussi indifférent que je le suis. Continuons de rêver ; je n'ai qu'à ne lui point parler pour remplir les conditions du billet.

LA COMTESSE(cherchant toujours.)
Je ne trouve rien.

LÉLIO
Ce voisinage-là me déplaît, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dût-elle en penser ce qu'elle voudra. (La voyant approcher.)
Oh ! parbleu, c'en est trop, madame ! Vous m'avez fait l'honneur de m'écrire qu'il était inutile de nous revoir, et j'ai trouvé que vous pensiez juste ; mais je prendrai la liberté de vous représenter que vous me mettez hors d'état de vous obéir. Le moyen de ne vous point voir ? Je me trouve près de vous, madame ; vous venez jusqu'à moi ; je me trouve irrégulier sans avoir tort !

LA COMTESSE
Hélas ! monsieur, je ne vous voyais pas. Après cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit où vous êtes, et je ne me détournerais pas de mon chemin à cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet ; il ne signifiait pas : "Haïssons-nous, soyons-nous odieux." Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue ; vous souffrez apparemment, et j'en suis fâchée ; mais vous avez le champ libre, voilà de la place pour fuir ; délivrez-vous de ma vue. Quant à moi, monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir à vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train, que vous me soyez un objet parfaitement indifférent, et que j'agisse tout comme si vous n'étiez pas là. Je cherche mon portrait ; j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boîte ; je l'ai prise pour les envoyer démonter à Paris ; et Colombine, à qui je l'ai donnée pour le remettre à un de mes gens qui part exprès, l'a perdu ; voilà ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu là, il ne m'en aurait coûté que de vous prier très froidement et très poliment de vous détourner. Peut-être même m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez là ; car je n'aurais pas deviné que ma présence vous affligeait ; à présent que je le sais, je n'userai point d'une prière incivile. Fuyez vite, monsieur ; car je continue.

LÉLIO
Madame, je ne veux point être incivil non plus ; et je reste, puisque je puis vous rendre service. Je vais chercher avec vous.

LA COMTESSE
Non, monsieur, ne vous contraignez pas ; allez-vous-en. Je vous dis que vous me haïssez ; je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais.

LÉLIO
Parbleu ! madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour ; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, madame, je suis votre serviteur. (Il sort.)

LA COMTESSE
Monsieur, je suis votre servante. Mais à propos, cet étourdi qui s'en va, et qui n'a point marqué positivement dans son billet ce qu'il voulait donner à sa fermière ! Il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah ! je ne suis pas d'humeur à mettre toujours la main à la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. (Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-même.)
Quoi ! vous revenez, monsieur ?

LÉLIO(d'un air agité.)
Oui, madame, je reviens ; j'ai quelque chose à vous dire ; et puisque vous voilà, ce sera un billet d'épargné et pour vous et pour moi.

LA COMTESSE
À la bonne heure ; de quoi s'agit-il ?

LÉLIO
C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir ; car cela finit le peu de commerce forcé que nous avons ensemble.

LA COMTESSE
Le commerce forcé ? Vous êtes bien difficile, monsieur, et vos expressions sont bien naïves ! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaît, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme ? Que signifie ce caprice-là ?

LÉLIO
Ce que signifie un caprice ? Je vous le demande, madame ; cela n'est point à mon usage, et vous le définiriez mieux que moi.

LA COMTESSE
Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-là, si vous vouliez ; il est de votre ouvrage apparemment. Je me mêlais de leur mariage ; cela vous fatiguait ; vous avez tout arrêté. Je vous suis obligée de vos égards.

LÉLIO
Moi, madame !

LA COMTESSE
Oui, monsieur. Il n'était pas nécessaire de vous y prendre de cette façon. Cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intérêt que j'avais à vous voir vous fût à charge ; je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi ; et, sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu.

LÉLIO
Eh ! je n'en doute pas, madame, je n'en doute pas.

LA COMTESSE
Non, monsieur, de votre vie. Et pourquoi en douteriez-vous ? En vérité, je ne vous comprends pas. Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes ; vous n'avez pas changé de sentiments, n'est-il pas vrai ? D'où vient donc que j'en changerais ? Sur quoi en changerais-je ? Y songez- vous ? Oh ! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniâtreté vaut bien la vôtre, et que je n'en démordrai point.

LÉLIO
Eh ! madame, vous m'avez accablé de preuves d'opiniâtreté ; ne m'en donnez plus ; voilà qui est fini. Je ne songe à rien, je vous assure.

LA COMTESSE
Qu'appelez-vous, monsieur, vous ne songez à rien ? Mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle. Eh bien, monsieur, vous ne m'aimerez jamais ; cela est-il si triste ? Oh ! je le vois bien ; je vous ai écrit qu'il ne fallait plus nous voir ; et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de cœur. Assurément vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi ; vous croyez me mortifier ; vous le croyez, monsieur Lélio, vous le croyez, vous dis-je ; ne vous en défendez point. J'espérais que vous me divertiriez en m'aimant ; vous avez pris un autre tour ; je ne perds point au change, et je vous trouve très divertissant comme vous êtes.

LÉLIO(d'un air riant et piqué.)
Ma foi ! madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble. Si je vous réjouis, vous n'êtes point ingrate. Vous espériez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons là-dessus ; la comédie ne me plaît pas longtemps, et je ne veux être ni acteur ni spectateur.

LA COMTESSE(d'un ton badin.)
Écoutez, monsieur : vous m'avouerez qu'un homme à votre place, qui se croit aimé, surtout quand il n'aime pas, se met en prise.

LÉLIO
Je ne pense point que vous m'aimez, madame ; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goût. N'usez point de prétexte ; je vous ai déplu d'abord, moi spécialement ; je l'ai remarqué ; et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-être le plus humilié, le plus raillé et le plus à plaindre.

LA COMTESSE
D'où vous vient cette idée-là ? Vous vous trompez ; je serais fâchée que vous m'aimassiez, parce que j'ai résolu de ne point aimer ; mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer.

LÉLIO
J'ai bien de la peine à le croire.

LA COMTESSE
Vous êtes injuste ; je ne suis pas sans discernement. Mais à quoi bon faire cette supposition, que, si vous m'aimiez, je vous traiterais plus mal qu'un autre ? La supposition est inutile ; puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes manières, que vous importe ce qui en arriverait ? Cela vous doit être indifférent. Vous ne m'aimez pas ; car enfin, si je le pensais…

LÉLIO
Eh ! je vous prie, point de menace, madame ; vous m'avez tantôt offert votre amitié ; je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela ; ainsi vous n'avez rien à craindre.

LA COMTESSE(d'un air froid.)
Puisque vous n'avez besoin que de cela, monsieur, j'en suis ravie ; je vous l'accorde, j'en serai moins gênée avec vous.

LÉLIO
Moins gênée ? Ma foi ! madame, il ne faut pas que vous le soyez du tout. Tout bien pesé, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet.

LA COMTESSE
Oh ! de tout mon cœur : allons, monsieur, ne nous voyons plus. Je fais présent de cent pistoles au neveu de mon fermier ; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner à la fille, et je verrai si je souscrirai à ce mariage, puisque cette rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons- nous inconnus l'un à l'autre ; j'oublie que je vous ai vu ; je ne vous reconnaîtrai pas demain.

LÉLIO
Et moi, madame, je vous reconnaîtrai toute ma vie ; je ne vous oublierai point ; vos façons avec moi vous ont gravée pour jamais dans ma mémoire.

LA COMTESSE
Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien à me reprocher ; mes façons ont été celles d'une femme raisonnable.

LÉLIO
Morbleu ! madame, vous êtes une dame raisonnable, à la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos offres d'amitié ; cela est inconcevable : aujourd'hui votre ami, demain rien ! Pour moi, madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le cœur aussi jaloux en amitié qu'en amour ; ainsi nous ne nous convenons point.

LA COMTESSE
Adieu, monsieur ; vous parlez d'un air bien dégagé et presque offensant. Si j'étais vaine cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, à vos yeux mêmes.

LÉLIO
Un moment ; vous êtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux ; je sens même que j'ai du plaisir à vous rendre cette justice-là. Colombine vous en a dit davantage ; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vôtre, madame ; je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques.

LA COMTESSE
Comment ! Que dites-vous, monsieur ? Colombine vous aurait fait entendre… Ah ! l'impertinente ! je la vois qui passe. Colombine, venez ici.

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