ACTE PREMIER - Scène VII



(LA COMTESSE, LÉLIO, COLOMBINE.)

ARLEQUIN
Monsieur, madame dit qu'elle ne se soucie point de vous ; vous n'avez qu'à venir, elle veut vous dire un mot. (À part.)
Ah ! comme cela m'accrocherait si je me laissais faire !

LÉLIO
Madame, puis-je vous rendre quelque service ?

LA COMTESSE
Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise ; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage ; ils m'ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon côté j'ai dessein de le faire. Voilà, monsieur, tout ce que j'avais à vous dire quand vous vous êtes retiré.

LÉLIO
Madame, j'aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui ; mais je vous avoue que vous êtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie. Cela vous paraîtra bien bizarre ; je ne chercherai point à me justifier ; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matière qui me met toujours de mauvaise humeur ; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m'échapper des traits d'une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne.

COLOMBINE
Mort de ma vie ! madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile ? Allez, monsieur, tous les renégats font mauvaise fin ; vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maîtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse.

LÉLIO
Si madame n'était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime.

LA COMTESSE
Ne vous gênez point, monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point à nous ; regardons- nous comme hors d'intérêt. Et, sur ce pied-là, peut-on vous demander ce qui vous fâche si fort contre les femmes ?

LÉLIO
Ah ! madame, dispensez-moi de vous le dire ; c'est un récit que j'accompagne ordinairement de réflexions où votre sexe ne trouve pas son compte.

LA COMTESSE
Je vous devine ; c'est une infidélité qui vous a donné tant de colère.

LÉLIO
Oui, madame, c'est une infidélité ; mais affreuse, mais détestable.

LA COMTESSE
N'allons point si vite. Votre maîtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre ?

LÉLIO
En doutez-vous, madame ? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie.

LA COMTESSE
Quoi ! vous eûtes un successeur ? Elle en aima un autre ?

LÉLIO
Oui, madame. Comment ! cela vous étonne ? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance.

COLOMBINE
Le petit blasphémateur !

LA COMTESSE
Oui, votre maîtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mépriser.

COLOMBINE
D'accord, qu'il la méprise ; il n'y a pas à tortiller, c'est une coquine celle-là.

LA COMTESSE
J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dégoûter de vous et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général.

COLOMBINE
Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux.

LÉLIO
Comment, madame ! ce n'est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme ?

LA COMTESSE
C'est beaucoup, au contraire. Cesser d'avoir de l'amour pour un homme c'est, à mon compte, connaître sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misère de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit à elle-même. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point. Si votre maîtresse n'avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh ! il n'y aurait rien de plus louable ; mais ne faire que changer d'objet, ne guérir d'une folie que par une extravagance, eh fi ! je suis de votre sentiment ; cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu'un autre.

LÉLIO
Je vous avoue que je ne m'attendais pas à cette chute-là.

COLOMBINE(riant.)
Ah ! ah ! ah ! il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, monsieur ! vous voilà tout déferré ! Décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l'original. Eh ! vous avez fait des merveilles d'abord.

LÉLIO
C'est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme ; l'idée est neuve.

COLOMBINE
Elle ne fera pas fortune chez vous.

LÉLIO
On voit bien que vous êtes fâchée, madame.

LA COMTESSE
Moi, monsieur ! Je n'ai point à me plaindre des hommes ; je ne les hais point non plus. Hélas ! la pauvre espèce ! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haïssable.

COLOMBINE
Oui-da ; je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir qu'à nous fâcher contre elle.

LÉLIO
Mais, qu'a-t-elle donc de si comique ?

LA COMTESSE
Ce qu'elle a de comique ? Mais y songez-vous, monsieur ? Vous êtes bien curieux d'être humilié dans vos confrères. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espèce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilège d'indiscrétion, d'impertinence et de fatuité ; qui suffoquerait si elle n'était babillarde, si sa misérable vanité n'avait pas ses coudées franches, s'il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu'elle ose mépriser pour les mêmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh ! l'admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter ! Ne voilà-t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous, et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles ? Fiez-vous à moi, monsieur ; vous ne connaissez pas votre misère, j'oserai vous le dire. Vous voilà bien irrité contre les femmes ; je suis peut-être, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d'œil flatteurs qu'il m'en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comédie.

LÉLIO
Oh ! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là.

COLOMBINE
Ma foi, madame, cette expérience-là vous porterait malheur.

LÉLIO
Ah ! ah ! cela est plaisant ! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous ; vous l'êtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l'être ; mais s'il n'y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie.

COLOMBINE
En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j'étais à la place de madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti.

LA COMTESSE
Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons ; je vous promets sûreté. Nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes.

LÉLIO
Volontiers.

COLOMBINE
Le joli commerce ! on n'a qu'à vous en croire ; les hommes tireront à l'orient, les femmes à l'occident ; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh ! morbleu ! pourquoi prêcher la fin du monde ? Cela coupe la gorge à tout ; soyons raisonnables. Condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à être jetés dans la rivière une pierre au cou ; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidèles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez ! Adieu, pauvres brebis égarées ; pour moi, je vais travailler à la conversion d'Arlequin. À votre égard, que le ciel vous assiste ! Mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie ; je vous y attends. (Elle sort.)

LA COMTESSE
La folle ! Je vous quitte, monsieur ; j'ai quelque ordre à donner. N'oubliez pas, de grâce, ma recommandation pour ces paysans.

Autres textes de Marivaux

La Seconde Surprise de l'amour

(LA MARQUISE, LISETTE.)(La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu'elle le sache.)La Marquise (s'arrêtant et soupirant.)Ah !Lisette (derrière elle.)Ah !La MarquiseQu'est-ce que j'entends là ?...

La Réunion des Amours

(L'AMOUR, qui entre d'un côté, CUPIDON, de l'autre.)CUPIDON (, à part.)Que vois-je ? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?L'AMOUR (, à...

La Provinciale

(MADAME LÉPINE, LE CHEVALIER, LA RAMÉE)(Ils entrent en se parlant.)MADAME LÉPINEAh ! vraiment, il est bien temps de venir : je n'ai plus le loisir de vous entretenir ; il...

La mère confidente

(DORANTE, LISETTE.)DORANTEQuoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?LISETTEElle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me...

La Méprise

FRONTIN, ERGASTE.La scène est dans un jardin.FRONTINJe vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024