ACTE DEUXIÈME - Scène V



(LÉLIO, ARLEQUIN.)

LÉLIO
Ah ! ah ! ah ! cela ne te fait-il pas rire ?

ARLEQUIN
Non.

LÉLIO
Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maîtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit moi présent ! Oh ! parbleu, madame la comtesse, vos manières sont tout à fait de mon goût. Je les trouve pourtant un peu sauvages, car enfin, l'on n'écrit pas à un homme de qui l'on n'a pas à se plaindre : "Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'êtes insupportable" ; et voilà le sens du billet, tout mitigé qu'il est. Oh ! la vérité est que je ne croyais pas être si haïssable. Qu'en dis-tu, Arlequin ?

ARLEQUIN
Eh ! monsieur, chacun a son goût.

LÉLIO
Parbleu ! je suis content de la réponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu, mais très content.

ARLEQUIN
Cela ne vaut pas la peine d'être si content, à moins qu'on ne soit fâché. Tenez-vous ferme, mon cher maître ; car si vous tombez, me voilà à bas.

LÉLIO
Moi, tomber ! Je pars dès demain pour Paris ; voilà comme je tombe.

ARLEQUIN
Ce voyage-là pourrait bien être une culbute à gauche, au lieu d'une culbute à droite.

LÉLIO
Point du tout ; cette femme croirait peut-être que je serais sensible à son amour, et je veux la laisser là pour lui prouver que non.

ARLEQUIN
Que ferai-je donc, moi ?

LÉLIO
Tu me suivras.

ARLEQUIN
Mais je n'ai rien à prouver à Colombine.

LÉLIO
Bon, ta Colombine ! il s'agit bien de Colombine ! Veux-tu encore aimer ? Dis ? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme ?

ARLEQUIN
Je n'ai non plus de mémoire qu'un lièvre, quand je vois cette fille-là.

LÉLIO(avec distraction.)
Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des pièges bien finement dressés contre nous !

ARLEQUIN
Dites-moi, monsieur, j'ai fait un gros serment de n'être plus amoureux ; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marché : mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas ?

LÉLIO
Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des étincelles de passion dans le cœur d'un autre ? Oh ! sans l'inimitié que j'ai vouée à l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-être. Je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage ; je serais piqué ; j'aimerais ; cela irait tout de suite.

ARLEQUIN
J'ai toujours entendu dire : "Il a du cœur comme un César" ; mais si ce César était à ma place, il serait bien sot.

LÉLIO
Le hasard me fit connaître une femme qui hait l'amour ; nous lions cependant commerce d'amitié, qui doit durer pendant notre séjour ici ; je la conduis chez elle ; nous nous quittons en bonne intelligence. Nous avons à nous revoir ; je viens la trouver indifféremment ; je ne songe non plus à l'amour qu'à m'aller noyer ; j'ai vu sans danger les charmes de sa personne ; voilà qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini ; j'ai maintenant affaire à des caprices, à des fantaisies, équipages d'esprit que toute femme apporte en naissant. Mme la Comtesse se met à rêver, et l'idée qu'elle imagine, en se jouant, serait la ruine de mon repos, si j'étais capable d'y être sensible.

ARLEQUIN
Mon cher maître, je crois qu'il faudra que je saute le bâton.

LÉLIO
Un billet m'arrête en chemin, billet diabolique, empoisonné, où l'on écrit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'écrire cela à moi, qui suis en pleine sécurité, qui n'ai rien fait à cette femme ! S'attend-on à cela ? Si je ne prends garde à moi, si je raisonne à l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il ? Je serai étonné, déconcerté : premier degré de folie ; car je vois cela tout comme si j'y étais. Après quoi, l'amour-propre s'en mêle ; on se croit méprisé, parce qu'on s'estime un peu ; je m'aviserai d'être choqué ; me voilà fou complet. Deux jours après, c'est de l'amour qui se déclare ; d'où vient-il ? pourquoi vient-il ? D'une petite fantaisie magique qui prend à une femme ; et qui plus est, ce n'est pas sa faute à elle. La nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idées. Son esprit ne peut se retourner qu'à notre dommage ; sa vocation est de nous mettre en démence. Elle fait sa charge involontairement. Ah ! que je suis heureux, dans cette occasion, d'être à l'abri de tous ces périls ! Le voilà, ce billet insultant, malhonnête ; mais cette réflexion-là me met de mauvaise humeur. Les mauvais procédés m'ont toujours déplu, et le vôtre est un des plus déplaisants, madame la comtesse ; je suis bien fâché de ne l'avoir pas rendu à Colombine.

ARLEQUIN(entendant nommer sa maîtresse.)
Monsieur, ne me parlez plus d'elle ; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage.

LÉLIO
Amoureuse ! Elle amoureuse ?

ARLEQUIN
Oui, je la voyais tantôt qui badinait, qui ne savait que dire ; elle tournait autour du pot ; je crois même qu'elle a tapé du pied ; tout cela est signe d'amour, tout cela mène un homme à mal.

LÉLIO
Si je m'imaginais que ce que tu dis fût vrai, nous partirions tout à l'heure pour Constantinople.

ARLEQUIN
Eh ! mon maître, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-là pour moi ; je ne mérite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coûter tant de dépense.

LÉLIO
Plus j'y rêve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, après son billet et son procédé.

ARLEQUIN
Son billet ! De qui parlez-vous ?

LÉLIO
D'elle.

ARLEQUIN
Eh bien ! ce billet n'est pas d'elle.

LÉLIO
Il ne vient pas d'elle ?

ARLEQUIN
Pardi ! non ; c'est de la comtesse.

LÉLIO
Eh ! de qui diantre me parles-tu donc, butor ?

ARLEQUIN
Moi ? de Colombine. Ce n'était donc pas à cause d'elle que vous vouliez me mener à Constantinople ?

LÉLIO
Peste soit de l'animal avec son galimatias !

ARLEQUIN
Je croyais que c'était pour moi que vous vouliez voyager.

LÉLIO
Oh ! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces méprises-là ; car j'étais certain que tu n'avais rien remarqué pour moi dans la comtesse.

ARLEQUIN
Si fait ; j'ai remarqué qu'elle vous aimera bientôt.

LÉLIO
Tu rêves.

ARLEQUIN
Et je remarque que vous l'aimerez aussi.

LÉLIO
Moi, l'aimer ! moi, l'aimer ! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions où elle se trouve, car je veux savoir à quoi m'en tenir ; et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son cœur une ombre de penchant pour moi, vite à cheval ; je pars.

ARLEQUIN
Bon ! et vous partez demain pour Paris.

LÉLIO
Qu'est-ce qui t'a dit cela ?

ARLEQUIN
Vous il n'y a qu'un moment ; mais c'est que la mémoire vous manque, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise ? Il est bien aisé de voir que le cœur vous démange ; vous parlez tout seul ; vous faites des discours qui ont dix lieues de long ; vous voulez aller en Turquie ; vous mettez vos bottes, vous les ôtez ; vous partez, vous restez ; et puis du noir, et puis du blanc. Pardi ! quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je après ? Quand je vois mon maître qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie.

LÉLIO
Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiosité, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le cœur de la comtesse, et je donnerais tout à l'heure cent écus pour avoir soupçonné juste. Tâchons de le savoir.

ARLEQUIN
Mais, encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera ; je le sens bien.

LÉLIO
Écoute ; après tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille- là, je ne t'ai jamais conseillé l'impossible.

ARLEQUIN
Par la mardi ! vous parlez d'or ; vous m'ôtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon. Entre nous, je la crois plus ratière que malicieuse. Je m'en vais tâcher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire. Je ne veux pas l'aimer ; mais si j'ai tant de peine à me retenir, adieu paniers, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de même. Être amoureux et ne l'être pas, ma foi ! je donnerais le choix pour un liard. C'est misère ; j'aime mieux la misère gaillarde que la misère triste. Adieu ; je vais travailler pour vous.

LÉLIO
Attends… Tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles.

ARLEQUIN
Pourquoi ?

LÉLIO
C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe ? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir. Ainsi je ferai mieux de rester comme je suis.

ARLEQUIN
Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours : "Tel valet, tel maître." Je ne m'embarrasse pas d'être un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achève ; par bonheur vous êtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau.

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