ACTE V - Scène première



(ABSYRTE, HYPSIPYLE.)

Absyrte
Voilà ce prix fameux où votre ingrat aspire,
Ce gage où les destins attachent notre empire,
Cette toison enfin, dont Mars est si jaloux :
Chacun impunément la peut voir comme nous ;
Ce monstrueux dragon, dont les fureurs la gardent,
Semble exprès se cacher aux yeux qui la regardent ;
Il laisse agir sans crainte un curieux désir,
Et ne fond que sur ceux qui s'en veulent saisir.
Lors, d'un cri qui suffit à punir tout leur crime,
Sous leur pied téméraire il ouvre un noir abîme,
À moins qu'on n'ait déjà mis au joug nos taureaux,
Et fait mordre la terre aux escadrons nouveaux
Que des dents d'un serpent la semence animée
Doit opposer sur l'heure à qui l'aura semée :
Sa voix perdant alors cet effroyable éclat,
Contre les ravisseurs le réduit au combat.
Telles furent les lois que Circé par ses charmes
Sut faire à ce dragon, aux taureaux, aux gensdarmes.
Circé, sœur de mon père, et fille du Soleil,
Circé, de qui ma sœur tient cet art sans pareil
Dont tantôt à vous perdre eût abusé sa rage,
Si ce peu que du ciel j'en eus pour mon partage,
Et que je vous consacre aussi bien que mes jours,
Par le milieu des airs n'eût porté du secours.

Hypsipyle
Je n'oublierai jamais que sa jalouse envie
Se fût sans vos bontés sacrifié ma vie ;
Et pour dire encor plus, ce penser m'est si doux,
Que si j'étois à moi, je voudrois être à vous.
Mais un reste d'amour retient dans l'impuissance
Ces sentiments d'estime et de reconnoissance.
J'ai peine, je l'avoue, à me le pardonner ;
Mais enfin je dois tout, et n'ai rien à donner.
Ce qu'à vos yeux surpris Jason m'a fait d'outrage
N'a pas encor rompu cette foi qui m'engage ;
Et malgré les mépris qu'il en montre aujourd'hui,
Tant qu'il peut être à moi, je suis encore à lui.
Mon espoir chancelant dans mon âme inquiète
Ne veut pas lui prêter l'exemple qu'il souhaite,
Ni que cet infidèle ait de quoi se vanter
Qu'il ne se donne ailleurs qu'afin de m'imiter.
Pour changer avec gloire il faut qu'il me prévienne,
Que sa foi violée ait dégagé la mienne,
Et que l'hymen ait joint au mépris qu'il en fait
D'un entier changement l'irrévocable effet.
Alors par son parjure à moi-même rendue,
Mes sentiments d'estime auront plus d'étendue ;
Et dans la liberté de faire un second choix,
Je saurai mieux penser à ce que je vous dois.

Absyrte
Je ne sais si ma sœur voudra prendre assurance
Sur des serments trompeurs que rompt son inconstance ;
Mais je suis sûr qu'à moins qu'elle rompe son sort,
Ce que feroit l'hymen vous l'aurez par sa mort.
Il combat nos taureaux, et telle est leur furie,
Qu'il faut qu'il y périsse, ou lui doive la vie.

Hypsipyle
Il combat vos taureaux ! Ah ! que me dites-vous ?

Absyrte
Qu'il n'en peut plus sortir que mort, ou son époux.

Hypsipyle
Ah ! Prince, votre sœur peut croire encor qu'il m'aime.
Et sur ce faux soupçon se venger elle-même.
Pour bien rompre le coup d'un malheur si pressant,
Peut-être que son art n'est pas assez puissant :
De grâce en ma faveur joignez-y tout le vôtre ;
Et si…

Absyrte
Quoi ? vous voulez qu'il vive pour un autre ?

Hypsipyle
Oui, qu'il vive, et laissons tout le reste au hasard.

Absyrte
Ah ! Reine, en votre cœur il garde trop de part ;
Et s'il faut vous parler avec une âme ouverte,
Vous montrez trop d'amour pour empêcher sa perte.
Votre rivale et moi nous en sommes d'accord :
À moins que vous m'aimiez, votre Jason est mort.
Ma sœur n'a pas pour vous un sentiment si tendre,
Qu'elle aime à le sauver afin de vous le rendre ;
Et je ne suis pas homme à servir mon rival,
Quand vous rendez pour moi mon secours si fatal.
Je ne le vois que trop, pour prix de mes services
Vous destinez mon âme à de nouveaux supplices.
C'est m'immoler à lui que de le secourir ;
Et lui sauver le jour, c'est me faire périr.
Puisqu'il faut qu'un des deux cesse aujourd'hui de vivre,
Je vais hâter sa perte, où lui-même il se livre :
Je veux bien qu'on l'impute à mon dépit jaloux ;
Mais vous, qui m'y forcez, ne l'imputez qu'à vous.

Hypsipyle
Ce reste d'intérêt que je prends en sa vie
Donne trop d'aigreur, Prince, à votre jalousie.
Ce qu'on a bien aimé, l'on ne peut le haïr
Jusqu'à le vouloir perdre, ou jusqu'à le trahir.
Ce vif ressentiment qu'excite l'inconstance
N'emporte pas toujours jusques à la vengeance ;
Et quand même on la cherche, il arrive souvent
Qu'on plaint mort un ingrat qu'on détestoit vivant.
Quand je me défendois sur la foi qui m'engage,
Je voulois à vos feux épargner cet ombrage ;
Mais puisque le péril a fait parler l'amour,
Je veux bien qu'il éclate et se montre en plein jour.
Oui, j'aime encor Jason, et l'aimerai sans doute
Jusqu'à l'hymen fatal que ma flamme redoute.
Je regarde son cœur encor comme mon bien.
Et donnerois encor tout mon sang pour le sien.
Vous m'aimez, et j'en suis assez persuadée
Pour me donner à vous, s'il se donne à Médée ;
Mais si par jalousie ou par raison d'État,
Vous le laissez tous deux périr dans ce combat,
N'attendez rien de moi que ce qu'ose la rage
Quand elle est une fois maîtresse d'un courage,
Que les pleines fureurs d'un désespoir d'amour.
Vous me faites trembler, tremblez à votre tour :
Prenez soin de sa vie, ou perdez cette reine ;
Et si je crains sa mort, craignez aussi ma haine.

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