PROLOGUE - Scène première



(LA FRANCE, LA VICTOIRE.)

La France
Doux charme des héros, immortelle Victoire,
Âme de leur vaillance, et source de leur gloire,
Vous qu'on fait si volage, et qu'on voit toutefois
Si constante à me suivre, et si ferme en ce choix,
Ne vous offensez pas si j'arrose de larmes
Cette illustre union qu'ont avec vous mes armes,
Et si vos faveurs même obstinent mes soupirs
À pousser vers la Paix mes plus ardents désirs.
Vous faites qu'on m'estime aux deux bouts de la terre,
Vous faites qu'on m'y craint ; mais il vous faut la guerre ;
Et quand je vois quel prix me coûtent vos lauriers,
J'en vois avec chagrin couronner mes guerriers.

La Victoire
Je ne me repens point, incomparable France,
De vous avoir suivie avec tant de constance :
Je vous prépare encor mêmes attachements ;
Mais j'attendois de vous d'autres remercîments.
Vous lassez-vous de moi qui vous comble de gloire,
De moi qui de vos fils assure la mémoire,
Qui fais marcher partout l'effroi devant leurs pas ?

La France
Ah ! Victoire, pour fils n'ai-je que des soldats ?
La gloire qui les couvre, à moi-même funeste,
Sous mes plus beaux succès fait trembler tout le reste ;
Ils ne vont aux combats que pour me protéger,
Et n'en sortent vainqueurs que pour me ravager.
S'ils renversent des murs, s'ils gagnent des batailles,
Ils prennent droit par là de ronger mes entrailles :
Leur retour me punit de mon trop de bonheur,
Et mes bras triomphants me déchirent le cœur.
À vaincre tant de fois mes forces s'affoiblissent :
L'État est florissant, mais les peuples gémissent ;
Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits,
Et la gloire du trône accable les sujets.
Voyez autour de moi que de tristes spectacles !
Voilà ce qu'en mon sein enfantent vos miracles.
Quelque encens que je doive à cette fermeté
Qui vous fait en tous lieux marcher à mon côté,
Je me lasse de voir mes villes désolées,
Mes habitants pillés, mes campagnes brûlées.
Mon roi, que vous rendez le plus puissant des rois,
En goûte moins le fruit de ses propres exploits ;
Du même œil dont il voit ses plus nobles conquêtes,
Il voit ce qu'il leur faut sacrifier de têtes ;
De ce glorieux trône où brille sa vertu,
Il tend sa main auguste à son peuple abattu ;
Et comme à tous moments la commune misère
Rappelle en son grand cœur les tendresses de père,
Ce cœur se laisse vaincre aux vœux que j'ai formés,
Pour faire respirer ce que vous opprimez.

La Victoire
France, j'opprime donc ce que je favorise !
À ce nouveau reproche excusez ma surprise :
J'avois cru jusqu'ici qu'à vos seuls ennemis
Ces termes odieux pouvoient être permis,
Qu'eux seuls de ma conduite avoient droit de se plaindre.

La France
Vos dons sont à chérir, mais leur suite est à craindre :
Pour faire deux héros ils font cent malheureux ;
Et ce dehors brillant que mon nom reçoit d'eux
M'éclaire à voir les maux qu'à ma gloire il attache,
Le sang dont il m'épuise, et les nerfs qu'il m'arrache.

La Victoire
Je n'ose condamner de si justes ennuis,
Quand je vois quels malheurs malgré moi je produis ;
Mais ce dieu dont la main m'a chez vous affermie
Vous pardonnera-t-il d'aimer son ennemie ?
Le voilà qui paroît, c'est lui-même, c'est Mars,
Qui vous lance du ciel de farouches regards ;
Il menace, il descend : apaisez sa colère
Par le prompt désaveu d'un souhait téméraire.
(Le ciel s'ouvre et fait voir Mars en posture menaçante, un pied en l'air, et l'autre porté sur son étoile. Il descend ainsi à un des côtés du théâtre, qu'il traverse en parlant ; et sitôt qu'il a parlé, il remonte au même lieu dont il est parti.)

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