ACTE V - Scène II



(AÆTE, ABSYRTE, HYPSIPYLE.)

Aæte
Ah ! Madame, est-ce là cette fidélité
Que vous gardez aux droits de l'hospitalité ?
Quand pour vous je m'oppose aux destins de ma fille,
À l'espoir de mon fils, aux vœux de ma famille,
Quand je presse un héros de vous rendre sa foi,
Vous prêtez à son bras des charmes contre moi ;
De sa témérité vous vous faites complice
Pour renverser un trône où je vous fais justice :
Comme si c'étoit peu de posséder Jason,
Si pour don nuptial il n'avoit la toison ;
Et que sa foi vous fût indignement offerte,
À moins que son destin éclatât par ma perte !

Hypsipyle
Je ne sais pas. Seigneur, à quel point vous réduit
Cette témérité de l'ingrat qui me fuit ;
Mais je sais que mon cœur ne joint à son envie
Qu'un timide souhait en faveur de sa vie ;
Et que si je savois ce grand art de charmer,
Je ne m'en servirois que pour m'en faire aimer.

Aæte
Ah ! je n'ai que trop cru vos plaintes ajustées
À des illusions entre vous concertées ;
Et les dehors trompeurs d'un dédain préparé
N'ont que trop ébloui mon œil mal éclairé.
Oui, trop d'ardeur pour vous, et trop peu de lumière
M'ont conduit en aveugle à ma ruine entière.
Ce pompeux appareil que soutenoient les vents,
Ces tritons tout autour rangés comme suivants,
Montroient bien qu'en ces lieux vous n'étiez abordée
Que par un art plus fort que celui de Médée.
D'un naufrage affecté l'histoire sans raison
Déguisoit le secours amené pour Jason ;
Et vos pleurs ne sembloient m'en demander vengeance
Que pour mieux faire place à votre intelligence.

Hypsipyle
Que ne sont vos soupçons autant de vérités,
Et que ne puis-je ici ce que vous m'imputez !

Absyrte
Qu'a fait Jason, Seigneur, et quel mal vous menace,
Quand nous voyons encor la toison en sa place ?

Aæte
Nos taureaux sont domptés, nos gendarmes défaits,
Absyrte: après cela crains les derniers effets.

Absyrte
Quoi ? son bras…

Aæte
Oui, son bras, secondé par ses charmes,
A dompté nos taureaux et défait nos gensdarmes :
Juge si le dragon pourra faire plus qu'eux !
Ils ont poussé d'abord de gros torrents de feux ;
Ils l'ont enveloppé d'une épaisse fumée.
Dont sur toute la plaine une nuit s'est formée ;
Mais après ce nuage en l'air évaporé,
On les a vus au joug et le champ labouré :
Lui, sans aucun effroi, comme maître paisible,
Jetoit dans les sillons cette semence horrible.
D'où s'élève aussitôt un escadron armé.
Par qui de tous côtés il se trouve enfermé.
Tous n'en veulent qu'à lui ; mais son âme plus fîère
Ne daigne contre eux tous s'armer que de poussière.
À peine il la répand, qu'une commune erreur
D'eux tous, l'un contre l'autre, anime la fureur ;
Ils s'entr'immolent tous au commun adversaire :
Tous pensent le percer, quand ils percent leur frère ;
Leur sang partout regorge, et Jason au milieu
Reçoit ce sacrifice en posture d'un dieu ;
Et la terre, en courroux de n'avoir pu lui nuire,
Rengloutit l'escadron qu'elle vient de produire.
On va bientôt. Madame, achever à vos yeux
Ce qu'ébauche par là votre abord en ces lieux.
Soit Jason, soit Orphée, ou les fils de Borée,
Ou par eux ou par lui ma perte est assurée ;
Et l'on va faire hommage à votre heureux secours
Du destin de mon sceptre et de mes tristes jours.

Hypsipyle
Connoissez mieux, Seigneur, la main qui vous offense :
Et lorsque je perds tout, laissez-moi l'innocence.
L'ingrat qui me trahit est secouru d'ailleurs.
Ce n'est que de chez vous que partent vos malheurs,
Chez vous en est la source ; et Médée elle-même
Rompt son art par son art, pour plaire à ce qu'elle aime.

Absyrte
Ne l'en accusez point, elle hait trop Jason.
De sa haine. Seigneur, vous savez la raison :
La toison préférée aigrit trop son courage
Pour craindre qu'il en tienne un si grand avantage ;
Et si contre son art ce prince a réussi,
C'est qu'on le sait en Grèce autant ou plus qu'ici.

Aæte
Ah ! que tu connois mal jusqu'à quelle manie
D'un amour déréglé passe la tyrannie !
Il n'est rang, ni pays, ni père, ni pudeur,
Qu'épargne de ses feux l'impérieuse ardeur.
Jason plut à Médée, et peut encor lui plaire ;
Peut-être es-tu toi-même ennemi de ton père,
Et consens que ta sœur, par ce présent fatal,
S'assure d'un amant qui seroit ton rival.
Tout mon sang révolté trahit mon espérance :
Je trouve ma ruine où fut mon assurance ;
Le destin ne me perd que par l'ordre des miens,
Et mon trône est brisé par ses propres soutiens.

Absyrte
Quoi ? Seigneur, vous croiriez qu'une action si noire…

Aæte
Je sais ce qu'il faut craindre, et non ce qu'il faut croire.
Dans cette obscurité tout me devient suspect :
L'amour aux droits du sang garde peu de respect.
Ce même amour d'ailleurs peut forcer cette reine
À répondre à nos soins par des effets de haine ;
Et Jason peut avoir lui-même en ce grand art
Des secrets dont le ciel ne nous fit point de part.
Ainsi, dans les rigueurs de mon sort déplorable,
Tout peut être innocent, tout peut être coupable :
Je ne cherche qu'en vain à qui les imputer ;
Et ne discernant rien, j'ai tout à redouter.

Hypsipyle
La vérité, Seigneur, se va faire connoître :
À travers ces rameaux je vois venir mon traître.

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