ACTE III - Scène III



(HYPSIPYLE, JASON.)

Hypsipyle
Eh bien ! Jason, la mort a-t-elle de tels biens
Qu'elle soit plus aimable à vos yeux que les miens ?
Et sa douceur pour vous seroit-elle moins pure
Si vous n'y joigniez l'heur de mourir en parjure ?
Oui, ce glorieux titre est si doux à porter,
Que de tout votre sang il le faut acheter.
Le mépris qui succède à l'amitié passée
D'une seule douleur m'auroit trop peu blessée :
Pour mieux punir ce cœur d'avoir su vous chérir,
Il faut vous voir ensemble et changer et périr ;
Il faut que le tourment d'être trop tôt vengée
Se mêle aux déplaisirs de me voir outragée ;
Que l'amour, au dépit ne cédant qu'à moitié,
Sitôt qu'il est banni, rentre par la pitié ;
Et que ce même feu, que je devrois éteindre,
M'oblige à vous haïr, et me force à vous plaindre.
Je ne t'empêche pas, volage, de changer ;
Mais du moins, en changeant, laisse-moi me venger.
C'est être trop cruel, c'est trop croître l'offense
Que m'ôter à la fois ton cœur et ma vengeance.
Le supplice où tu cours la va trop tôt finir.
Ce n'est pas me venger, ce n'est que te punir ;
Et toute sa rigueur n'a rien qui me soulage,
S'il n'est de mon souhait et le choix et l'ouvragre.
Hélas ! si tu pouvois le laisser à mon choix,
Ton supplice, il seroit de rentrer sous mes lois,
De m'attacher à toi d'une chaîne plus forte,
Et de prendre en ta main le sceptre que je porte.
Tu n'as qu'a dire un mot, ton crime est effacé :
J'ai déjà, si tu veux, oublié le passé.
Mais qu'inutilement je me montre si bonne
Quand tu cours à la mort de peur qu'on te pardonne !
Quoi ? tu ne réponds rien, et mes plaintes en l'air
N'ont rien d'assez puissant pour te faire parler ?

Jason
Que voulez-vous. Madame, ici que je vous die ?
Je ne connois que trop quelle est ma perfidie ;
Et l'état où je suis ne sauroit consentir
Que j'en fasse une excuse, ou montre un repentir :
Après ce que j'ai fait, après ce qui se passe,
Tout ce que je dirois auroit mauvaise grâce.
Laissez dans le silence un coupable obstiné,
Qui se plaît dans son crime, et n'en est point gêné.

Hypsipyle
Parle toutefois, parle, et non plus pour me plaire,
Mais pour rendre la force à ma juste colère ;
Parle, pour m'arracher ces tendres sentiments
Que l'amour enracine au cœur des vrais amants ;
Repasse mes bontés et tes ingratitudes ;
Joins-y, si tu le peux, des coups encor plus rudes :
Ce sera m'obliger, ce sera m'obéir.
Je te devrai beaucoup, si je te puis haïr,
Et si de tes forfaits la peinture étendue
Ne laisse plus flotter ma haine suspendue.

Jason
Que dirai-je, après tout, que ce que vous savez ?
Madame, rendez-vous ce que vous vous devez.
Il n'est pas glorieux pour une grande reine
De montrer de l'amour, et de voir de la haine ;
Et le sexe et le rang se doivent souvenir
Qu'il leur sied bien d'attendre, et non de prévenir ;
Et que c'est profaner la dignité suprême
Que de lui laisser dire : "On me trahit, et j'aime."

Hypsipyle
Je le puis dire, ingrat, sans blesser mon devoir :
C'est mon époux en toi que le ciel me fait voir,
Du moins si la parole et reçue et donnée
A des nœuds assez forts pour faire un hyménée.
Ressouviens-t'en, volage, et des chastes douceurs
Qu'un mutuel amour répandit dans nos cœurs.
Je te laissai partir afin que ta conquête
Remît sous mon empire une plus digne tête,
Et qu'une reine eût droit d'honorer de son choix
Un héros que son bras eût fait égal aux rois.
J'attendois ton retour pour pouvoir avec gloire
Récompenser ta flamme et payer ta victoire ;
Et quand jusques ici je t'apporte ma foi,
Je trouve en arrivant que tu n'es plus à moi !
Hélas ! je ne craignois que tes beautés de Grèce ;
Et je vois qu'une Scythe a rompu ta promesse,
Et qu'un climat barbare a des traits assez doux
Pour m'avoir de mes bras enlevé mon époux !
Mais, dis-moi, ta Médée est-elle si parfaite ?
Ce que cherche Jason vaut-il ce qu'il rejette ?
Malgré ton cœur changé, j'en fais juges tes yeux.
Tu soupires en vain, il faut t'expliquer mieux :
Ce soupir échappé me dit bien quelque chose ;
Toute autre l'entendroit ; mais sans toi je ne l'ose.
Parle donc et sans feinte : où porte-t-il ta foi ?
Va-t-il vers ma rivale, ou revient-il vers moi ?

Jason
Osez autant qu'une autre ; entendez-le, Madame,
Ce soupir qui vers vous pousse toute mon âme ;
Et concevez par là jusqu'où vont mes malheurs,
De soupirer pour vous, et de prétendre ailleurs.
Il me faut la toison : il y va de la vie
De tous ces demi-dieux que brûle même envie ;
Il y va de ma gloire, et j'ai beau soupirer,
Sous cette tyrannie il me faut expirer.
J'en perds tout mon bonheur, j'en perds toute ma joie ;
Mais pour sortir d'ici je n'ai que cette voie ;
Et le même intérêt qui vous fit consentir,
Malgré tout votre amour, à me laisser partir,
Le même me dérobe ici votre couronne.
Pour faire ma conquête, il faut que je me donne,
Que pour l'objet aimé j'affecte des mépris,
Que je m'offre en esclave, et me vende à ce prix :
Voilà ce que mon cœur vous dit quand il soupire.
Ne me condamnez plus, Madame, à le redire :
Si vous m'aimez encor, de pareils entretiens
Peuvent aigrir vos maux et redoublent les miens ;
Et cet aveu d'un crime où le destin m'attache
Grossit l'indignité des remords que je cache.
Pour me les épargner, vous voyez qu'en ces lieux
Je fuis votre présence, et j'évite vos yeux.
L'amour vous montre aux miens toujours charmante et belle ;
Chaque moment allume une flamme nouvelle ;
Mais ce qui de mon cœur fait les plus chers désirs,
De mon change forcé fait tous les déplaisirs ;
Et dans l'affreux supplice où me tient votre vue,
Chaque coup d'œil me perce, et chaque instant me tue.
Vos bontés n'ont pour moi que des traits rigoureux :
Plus je me vois aimé, plus je suis malheureux ;
Plus vous me faites voir d'amour et de mérite,
Plus vous haussez le prix des trésors que je quitte ;
Et l'excès de ma perte allume une fureur
Qui me donne moi-même à moi-même en horreur.
Laissez-moi m'affranchir de la secrète rage
D'être en dépit de moi déloyal et volage ;
Et puisqu'ici le ciel vous offre un autre époux
D'un rang pareil au vôtre, et plus digne de vous,
Ne vous obstinez point à gêner une vie
Que de tant de malheurs vous voyez poursuivie.
Oubliez un ingrat qui jusques au trépas,
Tout ingrat qu'il paroît, ne vous oubliera pas :
Apprenez à quitter un lâche qui vous quitte.

Hypsipyle
Tu te confesses lâche, et veux que je t'imite ;
Et quand tu fais effort pour te justifier,
Tu veux que je t'oublie, et ne peux m'oublier !
Je vois ton artifice et ce que tu médites ;
Tu veux me conserver alors que tu me quittes ;
Et par les attentats d'un flatteur entretien
Me dérober ton cœur, et retenir le mien :
Tu veux que je te perde, et que je te regrette,
Que j'approuve eu pleurant la perte que jai faite,
Que je t'estime et t'aime avec ta lâcheté,
Et me prenne de tout à la fatalité.
Le ciel l'ordonne ainsi : ton change est légitime ;
Ton innocence est sûre au milieu de ton crime :
Et quand tes trahisons pressent leur noir effet,
Ta gloire, ton devoir, ton destin a tout fait.
Reprends, reprends, Jason, tes premières rudesses :
Leur coup m'est bien plus doux que tes fausses tendresses ;
Tes remords impuissants aigrissent mes douleurs :
Ne me rends point ton cœur, quand tu te vends ailleurs.
D'un cœur qu'on ne voit pas l'offre est lâche et barbare,
Quand de tout ce qu'on voit un autre objet s'empare ;
Et c'est faire un hommage et ridicule et vain
De présenter le cœur et retirer la main.

Jason
L'un et l'autre est à vous, si…

Hypsipyle
N'achève pas, traître ;
Ce que tu veux cacher se feroit trop paroître :
Un véritable amour ne parle point ainsi.

Jason
Trouvez donc les moyens de nous tirer d'ici.
La toison emportée, il agira, Madame,
Ce véritable amour qui vous donne mon âme ;
Sinon… Mais Dieux ! que vois-je ? Ô ciel ! je suis perdu,
Si l'ai tant de malheur quelle m'aye entendu.

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