ACTE IV - Scène IV



(JASON, MÉDÉE.)

Médée
Êtes-vous prêt, Jason, d'entrer dans la carrière ?
Faut-il du champ de Mars vous ouvrir la barrière,
Vous donner nos taureaux pour tracer des sillons
D'où naîtront contre vous de soudains bataillons ?
Pour dompter ces taureaux et vaincre ces gensdarmes,
Avez-vous d'Hypsipyle emprunté quelques charmes ?
Je ne demande point quel est votre souci ;
Mais si vous la cherchez, elle n'est pas ici ;
Et tandis qu'en ces lieux vous perdez votre peine,
Mon frère vous pourroit enlever cette reine.
Jason prenez-y garde, il faut moins s'éloigner
D'un objet qu'un rival s'efforce de gagner,
Et prêter un peu moins les faveurs de l'absence
À ce qui peut entre eux naître d'intelligence.
Mais j'ai tort, je l'avoue, et je raisonne mal :
Vous êtes trop aimé pour craindre un tel rival ;
Vous n'avez qu'à paroître, et sans autre artifice,
Un coup d'œil détruira ce qu'il rend de service.

Jason
Qu'un si cruel reproche à mon cœur seroit doux
S'il avoit pu partir d'un sentiment jaloux,
Et si par cette injuste et douteuse colère
Je pouvois m'assurer de ne vous pas déplaire !
Sans raison toutefois j'ose m'en défier ;
Il ne me faut que vous pour me justifier.
Vous avez trop bien vu l'effet de vos mérites
Pour garder un soupçon de ce que vous me dites ;
Et du change nouveau que vous me supposez
Vous me défendez mieux que vous ne m'accusez.
Si vous avez pour moi vu l'amour d'Hypsipyle,
Vous n'avez pas moins vu sa constance inutile :
Que ses plus doux attraits, pour qui j'avois brûlé,
N'ont rien que mon amour ne vous aye immolé ;
Que toute sa beauté rehausse votre gloire,
Et que son sceptre même enfle votre victoire :
Ce sont des vérités que vous vous dites mieux,
Et j'ai tort de parler où vous avez des yeux.

Médée
Oui, j'ai des yeux, ingrat, meilleurs que tu ne penses,
Et vois jusqu'en ton cœur tes fausses préférences.
Hypsipyle à ma vue a reçu des mépris ;
Mais quand je n'y suis plus, qu'est-ce que tu lui dis ?
Explique, explique encor ce soupir tout de flamme
Qui vers ce cher objet poussoit toute ton âme,
Et fais-moi concevoir jusqu'où vont tes malheurs
De soupirer pour elle et de prétendre ailleurs.
Redis-moi les raisons dont tu l'as apaisée,
Dont jusqu'à me braver tu l'as autorisée :
Qu'il te faut la toison pour revoir tes parents,
Qu'à ce prix je te plais, qu'à ce prix tu te vends.
Je tenois cher le don d'une amour si parfaite ;
Mais puisque tu te vends, va chercher qui t'achète,
Perfide, et porte ailleurs cette vénale foi
Qu'obtiendroit ma rivale à même prix que moi.
Il est, il est encor des âmes toutes prêtes
À recevoir mes lois et grossir mes conquêtes ;
Il est encor des rois dont je fais le désir ;
Et si parmi tes Grecs il me plaît de choisir,
Il en est d'attachés à ma seule personne,
Qui n'ont jamais su l'art d'être à qui plus leur donne,
Qui trop contents d'un cœur dont tu fais peu de cas,
Méritent la toison qu'ils ne demandent pas,
Et que pour toi mon âme, hélas ! trop enflammée,
Auroit pu te donner, si tu m'avois aimée.

Jason
Ah ! si le pur amour peut mériter ce don,
À qui peut-il. Madame, être dû qu'à Jason ?
Ce refus surprenant que vous m'avez vu faire,
D'une vénale ardeur n'est pas le caractère.
Le trône qu'à vos yeux j'ai traité de mépris
En seroit pour tout autre un assez digne prix ;
Et rejeter pour vous l'offre d'un diadème,
Si ce n'est vous aimer, j'ignore comme on aime.
Je ne me défends point d'une civilité
Que du bandeau royal vouloit la majesté.
Abandonnant pour vous une reine si belle,
J'ai poussé par pitié quelques soupirs vers elle :
J'ai voulu qu'elle eût lieu de se dire en secret
Que je change par force et la quitte à regret ;
Que satisfaite ainsi de mon propre mérite,
Elle se consolât de tout ce qui l'irrite ;
Et que l'appas flatteur de cette illusion
La vengeât un moment de sa confusion.
Mais quel crime ont commis ces compliments frivoles ?
Des paroles enfin ne sont que des paroles ;
Et quiconque possède un cœur comme le mien
Doit se mettre au-dessus d'un pareil entretien
Je n'examine point, après votre menace,
Quelle foule d'amants brigue chez vous ma place.
Cent rois, si vous voulez, vous consacrent leurs vœux ;
Je le crois ; mais aussi je suis roi si je veux ;
Et je n'avance rien touchant le diadème
Dont il faille chercher de témoins que vous-même.
Si par le choix d'un roi vous pouvez me punir,
Je puis vous imiter, je puis vous prévenir ;
Et si je me bannis par là de ma patrie,
Un exil couronné peut faire aimer la vie.
Mille autres en ma place, au lieu de s'alarmer…

Médée
Eh bien ! je t'aimerai, s'il ne faut que t'aimer :
Malgré tous ces héros, malgré tous ces monarques,
Qui m'ont de leur amour donné d'illustres marques,
Malgré tout ce qu'ils ont et de cœur et de foi,
Je te préfère à tous, si tu ne veux que moi.
Fais voir, en renonçant à ta chère patrie,
Qu'un exil avec moi peut faire aimer la vie,
Ose prendre à ce prix le nom de mon époux.

Jason
Oui, Madame, à ce prix tout exil m'est trop doux ;
Mais je veux être aimé, je veux pouvoir le croire ;
Et vous ne m'aimez pas, si vous n'aimez ma gloire.
L'ordre de mon destin l'attache à la toison :
C'est d'elle que dépend tout l'honneur de Jason.
Ah ! si le ciel l'eût mise au pouvoir d'Hypsipyle,
Que j'en aurois trouvé la conquête facile !
Ma passion pour vous a beau l'abandonner,
Elle m'offre encor tout ce qu'elle peut donner ;
Malgré mon inconstance, elle aime sans réserve.

Médée
Et moi, je n'aime point, à moins que je te serve ?
Cherche un autre prétexte à lui rendre ta foi ;
J'aurai soin de ta gloire aussi bien que de toi.
Si ce noble intérêt te donne tant d'alarmes,
Tiens, voilà de quoi vaincre et taureaux et gensdarmes ;
Laisse à tes compagnons combattre le dragon :
Ils veulent comme toi leur part à la toison ;
Et comme ainsi qu'à toi la gloire leur est chère,
Ils ne sont pas ici pour te regarder faire.
Zéthès et Calaïs, ces héros emplumés,
Qu'aux routes des oiseaux leur naissance a formés,
Y préparent déjà leurs ailes enhardies
D'avoir pour coup d'essai triomphé des Harpies ;
Orphée avec ses chants se promet le bonheur
D'assoupir…

Jason
Ah ! Madame, ils auront tout l'honneur,
Ou du moins j'aurai part moi-même à leur défaite,
Si je laisse comme eux la conquête imparfaite :
Il me la faut entière ; et je veux vous devoir…

Médée
Va, laisse quelque chose, ingrat, en mon pouvoir ;
J'en ai déjà trop fait pour une âme infidèle.
Adieu. Je vois ma sœur : délibère avec elle ;
Et songe qu'après tout ce cœur que je te rends,
S'il accepte un vainqueur, ne veut point de tyrans ;
Que s'il aime ses fers, il hait tout esclavage ;
Qu'on perd souvent l'acquis à vouloir d'avantage ;
Qu'il faut subir la loi de qui peut obliger ;
Et que qui veut un don ne doit pas l'exiger.
Je ne te dis plus rien : va rejoindre Hypsipyle,
Va reprendre auprès d'elle un destin plus tranquille ;
Ou si tu peux, volage, encor la dédaigner,
Choisis en d'autres lieux qui te fasse régner.
Je n'ai pour t'acheter sceptres ni diadèmes ;
Mais telle que je suis, crains-moi, si tu ne m'aimes.

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