ACTE I - Scène première



(CHALCIOPE, MÉDÉE.)

Médée
Parmi ces grands sujets d'allégresse publique,
Vous portez sur le front un air mélancolique :
Votre humeur paroît sombre ; et vous semblez, ma sœur,
Murmurer en secret contre notre bonheur.
La veuve de Phryxus et la fille d'Aæte
Plaint-elle de Persès la honte et la défaite ?
Vous faut-il consoler de ces illustres coups
Qui partent d'un héros parent de votre époux ?
Et le vaillant Jason pourroit-il vous déplaire
Alors que dans son trône il rétablit mon père ?

Chalciope
Vous m'offensez, ma sœur : celles de notre rang
Ne savent point trahir leur pays ni leur sang ;
Et j'ai vu les combats de Persès et d'Aæte
Toujours avec des yeux de fille et de sujette.
Si mon front porte empreints quelques troubles secrets,
Sachez que je n'en ai que pour vos intérêts.
J'aime autant que je dois cette haute victoire :
Je veux bien que Jason en ait toute la gloire ;
Mais à tout dire enfin, je crains que ce vainqueur
N'en étende les droits jusque sur votre cœur.
Je sais que sa brigade, à peine descendue,
Rétablit à nos yeux la bataille perdue,
Que Persès triomphoit, que Styrus étoit mort,
Styrus que pour époux vous envoyoit le sort,
Jason de tant de maux borna soudain la course :
Il en dompta la force, il en tarit la source ;
Mais avouez aussi qu'un héros si charmant
Vous console bientôt de la mort d'un amant.
L'éclat qu'a répandu le bonheur de ses armes
À vos yeux éblouis ne permet plus de larmes :
Il sait les détourner des horreurs d'un cerceuil ;
Et la peur d'être ingrate étouffe votre deuil.
Non que je blâme en vous quelques soins de lui plaire.
Tant que la guerre ici l'a rendu nécessaire ;
Mais je ne voudrois pas que cet empressement
D'un soin étudié fît un attachement ;
Car enfin, aujourd'hui que la guerre est finie,
Votre facilité se trouveroit punie ;
Et son départ subit ne vous laisseroit plus
Qu'un cœur embarrassé de soucis surperflus.

Médée
La remontrance est douce, obligeante, civile ;
Mais à parler sans feinte elle est fort inutile :
Si je n'ai point d'amour, je n'y prends point de part ;
Et si j'aime Jason, l'avis vient un peu tard.
Quoiqu'il en soit, ma sœur, nommeriez-vous un crime
Un vertueux amour qui suivroit tant d'estime ?
Alors que ses hauts faits lui gagnent tous les cœurs,
Faut-il que ses soupirs excitent mes rigueurs,
Que contre ses exploits moi seule je m'irrite,
Et fonde mes dédains sur son trop de mérite ?
Mais s'il m'en doit bientôt coûter un repentir.
D'où pouvez-vous savoir qu'il soit prêt à partir ?

Chalciope
Je le sais de mes fils, qu'une ardeur de jeunesse
Emporte malgré moi jusqu'à le suivre en Grèce,
Pour voir en ces beaux lieux la source de leur sang,
Et de Phryxus leur père y reprendre le rang.
Déjà tous ces héros au départ se disposent :
Ils ont peine à souffrir que leurs bras se reposent ;
Comme la gloire à tous fait leur plus cher souci,
N'ayant plus à combattre, ils n'en ont plus ici :
Ils brûlent d'en chercher dessus quelque autre rive,
Tant leur valeur rougit sitôt qu'elle est oisive.
Jason veut seulement une grâce du Roi.

Médée
Cette grâce, ma sœur, n'est sans doute que moi.
Ce n'est plus avec vous qu'il faut que je déguise.
Du chef de ces héros j'asservis la franchise ;
De tout ce qu'il a fait de grand, de glorieux,
Il rend un plein hommage au pouvoir de mes yeux.
Il a vaincu Persès, il a servi mon père,
Il a sauvé l'État, sans chercher qu'à me plaire.
Vous l'avez vu peut-être, et vos yeux sont témoins
De combien chaque jour il y donne de soins,
Avec combien d'ardeur…

Chalciope
Oui, je l'ai vu moi-même,
Que pour plaire à vos yeux il prend un soin extrême ;
Mais je n'ai pas moins vu combien il vous est doux
De vous montrer sensible aux soins qu'il prend pour vous.
Je vous vois chaque jour avec inquiétude
Chercher ou sa présence ou quelque solitude,
Et dans ces grands jardins sans cesse repasser
Le souvenir des traits qui vous ont su blesser.
En un mot, vous l'aimez, et ce que j'appréhende…

Médée
Je suis prête à l'aimer, si le Roi le commande ;
Mais jusque-là, ma sœur, je ne fais que souffrir
Les soupirs et les vœux qu'il prend soin de m'offrir.

Chalciope
Quittez ce faux devoir dont l'ombre vous amuse.
Vous irez plus avant si le Roi le refuse ;
Et quoi que votre erreur vous fasse présumer,
Vous obéirez mal s'il vous défend d'aimer.
Je sais… Mais le voici, que le Prince accompagne.

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