ACTE II - Scène II



(JASON, JUNON, MÉDÉE.)

Médée
Que faites-vous, ma sœur, avec ce téméraire ?
Quand son orgueil m'outrage, a-t-il de quoi vous plaire ?
Et vous a-t-il réduite à lui servir d'appui,
Vous qui parliez tantôt, et si haut, contre lui ?

Junon
Je suis toujours sincère ; et dans l'idolâtrie
Qu'en tous ces héros grecs je vois pour leur patrie,
Si votre cœur étoit encore à se donner,
Je ferois mes efforts à vous en détourner :
Je vous dirois encor ce que j'ai su vous dire ;
Mais l'amour sur tous deux a déjà trop d'empire :
Il vous aime, et je vois qu'avec les mêmes traits…

Médée
Que dites-vous, ma sœur ? il ne m'aima jamais.
À quelque complaisance il a pu se contraindre ;
Mais s'il feignit d'aimer, il a cessé de feindre,
Et me l'a bien fait voir en demandant au Roi,
En ma présence même, un autre prix que moi.

Junon
Ne condamnons personne avant que de l'entendre.
Savez-vous les raisons dont il se peut défendre ?
Il m'en a dit quelqu'une, et je ne puis nier,
Non pas qu'elle suffise à le justifier,
Il est trop criminel, mais que du moins son crime
N'est pas du tout si noir qu'il l'est dans votre estime ;
Et si vous la saviez, peut-être à votre tour
Vous trouveriez moins lieu d'accuser son amour.

Médée
Quoi ? ce lâche tantôt ne m'a pas regardée ;
Il n'a montré qu'orgueil, que mépris pour Médée,
Et je pourrois encor l'entendre discourir !

Jason
Le discours siéroit mal à qui cherche à mourir.
J'ai mérité la mort si j'ai pu vous déplaire ;
Mais cessez contre moi d'armer votre colère :
Vos taureaux, vos dragons sont ici superflus ;
Dites-moi seulement que vous ne m'aimez plus :
Ces deux mots suffiront pour réduire en poussière…

Médée
Va, quand il me plaira, j'en sais bien la manière ;
Et si ma bouche encor n'en fulmine l'arrêt,
Rends grâces à ma sœur qui prend ton intérêt.
Par quel art, par quel charme as-tu pu la séduire,
Elle qui ne cherchoit tantôt qu'à te détruire ?
D'où vient que mon cœur même à demi révolté
Semble vouloir s'entendre avec ta lâcheté,
Et de tes actions favorable interprète,
Ne te peint à mes yeux que tel qu'il te souhaite ?
Par quelle illusion lui fais-tu cette loi ?
Serois-tu dans mon art plus grand maître que moi ?
Tu mets dans tous mes sens le trouble et le divorce :
Je veux ne t'aimer plus, et n'en ai pas la force.
Achève d'éblouir un si juste courroux,
Qu'offusquent malgré moi des sentiments trop doux ;
Car enfin, et ma sœur l'a bien pu reconnoître,
Tout violent qu'il est, l'amour seul l'a fait naître ;
Il va jusqu'à la haine, et toutefois, hélas !
Je te haïrois peu, si je ne t'aimois pas.
Mais parle, et si tu peux, montre quelque innocence.

Jason
Je renonce, Madame, à toute autre défense.
Si vous m'aimez encore, et si l'amour en vous
Fait naître cette haine, anime ce courroux,
Puisque de tous les deux sa flamme est triomphante,
Le courroux est propice et la haine obligeante.
Oui, puisque cet amour vous parle encor pour moi,
Il ne vous permet pas de douter de ma foi ;
Et pour vous faire voir mon innocence entière,
Il éclaire vos yeux de toute sa lumière :
De ses rayons divins le vif discernement
Du chef de ces héros sépare votre amant.
Ces princes, qui pour vous ont exposé leur vie,
Sans qui votre province alloit être asservie,
Eux qui de vos destins rompant le cours fatal,
Tous mes égaux qu'ils sont, m'ont fait leur général ;
Eux qui de leurs exploits, eux qui de leur victoire
Ont répandu sur moi la plus brillante gloire ;
Eux tous ont par ma voix demandé la toison :
C'étoient eux qui parloient, ce n'étoit pas Jason.
Il ne vouloit que vous ; mais pouvoit-il dédire
Ces guerriers dont le bras a sauvé votre empire,
Et par une bassesse indigne de son rang,
Demander pour lui seul tout le prix de leur sang ?
Pouvois-je les trahir, moi qui de leurs suffrages
De ce rang où je suis tiens tous les avantages ?
Pouvois-je avec honneur à ce qu'il a d'éclat
Joindre le nom de lâche et le titre d'ingrat ?
Auriez-vous pu m'aimer couvert de cette honte ?

Junon
Ma sœur, dites le vrai, n'étiez-vous point trop prompte ?
Qu'a-t-il fait qu'un cœur noble et vraiment généreux…

Médée
Ma sœur, je le voulois seulement amoureux.
En qui sauroit aimer seroit-ce donc un crime,
Pour montrer plus d'amour, de perdre un peu d'estime ?
Et malgré les douceurs d'un espoir si charmant,
Faut-il que le héros fasse taire l'amant ?
Quel que soit ce devoir, ou ce noble caprice,
Tu me devois, Jason, en faire un sacrifice.
Peut-être j'aurois pu t'en entendre blâmer,
Mais non pas t'en haïr, non pas t'en moins aimer.
Tout oblige en amour, quand l'amour en est cause.

Junon
Voyez à quoi pour vous cet amour la dispose.
N'abusez point, Jason, des bontés de ma sœur,
Qui semble se résoudre à vous rendre son cœur ;
Et laissez à vos Grecs, au péril de leur vie,
Chercher cette toison si chère à leur envie.

Jason
Quoi ? les abandonner en ce pas dangereux !

Médée
N'as-tu point assez fait d'avoir parlé pour eux ?

Jason
Je suis leur chef, Madame ; et pour cette conquête
Mon honneur me condamne à marcher à leur tête :
J'y dois périr comme eux, s'il leur faut y périr ;
Et bientôt à leur tête on m'y verroit courir,
Si j'aimois assez mal pour essayer mes armes
À forcer des périls qu'ont préparés vos charmes,
Et si le moindre espoir de vaincre malgré vous
N'étoit un attentat contre votre courroux.
Oui, ce que nos destins m'ordonnent que j'obtienne,
Je le veux de vos mains, et non pas de la mienne.
Si ce trésor par vous ne m'est point accordé,
Mon bras me punira d'avoir trop demandé ;
Et mon sang à vos yeux, sur ce triste rivage,
De vos justes refus étalera l'ouvrage.
Vous m'en verrez, Madame, accepter la rigueur,
Votre nom en la bouche et votre image au cœur,
Et mon dernier soupir, par un pur sacrifice,
Sauver toute ma gloire et vous rendre justice.
Quel heur de pouvoir dire en terminant mon sort :
"Un respect amoureux a seul causé ma mort !"
Quel heur de voir ma mort charger la renommée
De tout ce digne excès dont vous êtes aimée,
Et dans tout l'avenir…

Médée
Va, ne me dis plus rien ;
Je ferai mon devoir, comme tu fais le tien.
L'honneur doit m'être cher, si la gloire t'est chère :
Je ne trahirai point mon pays et mon père ;
Le destin de l'État dépend de la toison,
Et je commence enfin à connoître Jason.
Ces paniques terreurs pour ta gloire flétrie
Nous déguisent en vain l'amour de ta patrie ;
L'impatiente ardeur d'en voir le doux climat
Sous ces fausses couleurs ne fait que trop d'éclat ;
Mais s'il faut la toison pour t'en ouvrir l'entrée,
Va traîner ton exil de contrée en contrée ;
Et ne présume pas, pour te voir trop aimé,
Abuser en tyran de mon cœur enflammé.
Puisque le tien s'obstine à braver ma colère,
Que tu me fais des lois, à moi qui t'en dois faire,
Je reprends cette foi que tu crains d'accepter,
Et préviens un ingrat qui cherche à me quitter.

Jason
Moi, vous quitter. Madame ! ah ! que c'est mal connoître
Le pouvoir du beau feu que vos yeux ont fait naître !
Que nos héros en Grèce emportent leur butin,
Jason auprès de vous attache son destin.
Donnez-leur la toison qu'ils ont presque achetée ;
Ou si leur sang versé l'a trop peu méritée,
Joignez-y tout le mien, et laissez-moi l'honneur
De leur voir de ma main tenir tout leur bonheur.
Que si le souvenir de vous avoir servie
Me réserve pour vous quelque reste de vie,
Soit qu'il faille à Colchos borner notre séjour,
Soit qu'il vous plaise ailleurs éprouver mon amour,
Sous les climats brûlants, sous les zones glacées,
Les routes me plairont que vous m'aurez tracées :
J'y baiserai partout les marques de vos pas.
Point pour moi de patrie où vous ne serez pas ;
Point pour moi…

Médée
Quoi ? Jason, tu pourrois pour Médée
Étouffer de ta Grèce et l'amour et l'idée ?

Jason
Je le pourrai, Madame, et de plus…

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