ACTE IV - Scène première



(ABSYRTE, MÉDÉE.)

Médée
Qui donne cette audace à votre inquiétude,
Prince, de me troubler jusqu'en ma solitude ?
Avez-vous oublié que dans ces tristes lieux
Je ne souffre que moi, les ombres et les Dieux,
Et qu'étant par mon art consacrés au silence,
Aucun ne peut sans crime y mêler sa présence ?

Absyrte
De vos bontés, ma sœur, c'est sans doute abuser ;
Mais l'ardeur d'un amant a droit de tout oser.
C'est elle qui m'amène en ces lieux solitaires,
Où votre art fait agir ses plus secrets mystères.
Vous demander un charme à détacher un cœur,
À dérober une âme à son premier vainqueur.

Médée
Hélas ! cet art, mon frère, impuissant sur les âmes,
Ne sait que c'est d'éteindre ou d'allumer des flammes
Et s'il a sur le reste un absolu pouvoir,
Loin de charmer les cœurs, il n'y sauroit rien voir.
Mais n'avancez-vous rien sur celui d'Hypsipyle ?
Son péril, son effroi, vous est-il inutile ?
Après ce stratagème entre nous concerté,
Elle vous croit devoir et vie et liberté ;
Et son ingratitude au dernier point éclate,
Si d'une ombre d'espoir cet effroi ne vous flatte.

Absyrte
Elle croit qu'en votre art aussi savant que vous,
Je prends plaisir pour elle à rabattre vos coups ;
Et sans rien soupçonner de tout notre artifice,
Elle doit tout, dit-elle, à ce rare service ;
Mais à moins toutefois que de perdre l'espoir,
Du côté de l'amour rien ne peut l'émouvoir.

Médée
L'espoir qu'elle conserve aura peu de durée,
Puisque Jason en veut à la toison dorée,
Et qu'à la conquérir faire le moindre effort,
C'est se livrer soi-même et courir à la mort.
Oui, mon frère, prenez un esprit plus tranquille,
Si la mort d'un rival vous assure Hypsipyle ;
Et croyez…

Absyrte
Ah ! ma sœur, ce seroit me trahir
Que de perdre Jason sans le faire haïr.
L'âme de cette reine, à la douleur ouverte,
À toute la famille imputeroit sa perte,
Et m'envelopperoit dans le juste courroux
Qu'elle auroit pour le Roi, qu'elle prendroit pour vous.
Faites donc qu'il vous aime, afin qu'on le haïsse ;
Qu'on regarde sa mort comme un digne supplice.
Non que je la souhaite : il s'est vu trop aimé
Pour n'en présumer pas votre esprit alarmé ;
Je ne veux pas non plus chercher jusqu'en votre âme
Les sentiments qu'y laisse une si belle flamme :
Arrêtez seulement ce héros sous vos lois,
Et disposez sans moi du reste, à votre choix.
S'il doit mourir, qu'il meure en amant infidèle ;
S'il doit vivre, qu'il vive en esclave rebelle,
Et qu'on n'aye aucun lieu, dans l'un ni l'autre sort,
Ni de l'aimer vivant, ni de le plaindre mort.
C'est ce que je demande à cette amitié pure
Qu'avec le jour pour moi vous donna la nature.

Médée
Puis-je m'en faire aimer sans l'aimer à mon tour,
Et pour un cœur sans foi me souffrir de l'amour ?
Puis-je l'aimer, mon frère, au moment qu'il n'aspire
Qu'à ce trésor fatal dont dépend votre empire ?
Ou si par nos taureaux il se fait déchirer,
Voulez-vous que je l'aime, afin de le pleurer ?

Absyrte
Aimez, ou n'aimez pas, il suffit qu'il vous aime ;
Et quant à ces périls pour notre diadème,
Je ne suis pas de ceux dont le crédule esprit
S'attache avec scrupule à ce qu'on leur prédit.
Je sais qu'on n'entend point de telles prophéties
Qu'après que par l'effet elles sont éclaircies ;
Et que quoi qu'il en soit, le sceptre de Lemnos
A de quoi réparer la perte de Colchos.
Ces climats désolés où même la nature
Ne tient que de votre art ce qu'elle a de verdure,
Où nos plus beaux jardins n'ont ni roses ni lis
Dont par votre savoir ils ne soient embellis,
Sont-ils à comparer à ces charmantes îles
Où nos maux trouveroient de glorieux asiles ?
Tomber à bas d'un trône est un sort rigoureux ;
Mais quitter l'un pour l'autre est un échange heureux.

Médée
Un amant tel que vous, pour gagner ce qu'il aime,
Changeroit sans remords d'air et de diadème…
Comme j'ai d'autres yeux, j'ai d'autres sentiments,
Et ne me règle pas sur vos attachements.
Envoyez-moi ma sœur, que je puisse avec elle
Pourvoir au doux succès d'une flamme si belle.
Ménagez cependant un si cher intérêt :
Faites effort à plaire autant comme on vous plaît.
Pour Jason, je saurai de sorte m'y conduire,
Que soit qu'il vive ou meure, il ne pourra vous nuire.
Allez sans perdre temps, et laissez-moi rêver
Aux beaux commencements que je veux achever.

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