ACTE I - Scène III



(AÆTE, ABSYRTE, MÉDÉE, JASON, PÉLÉE, IPHITE, ORPHÉE, Argonautes.)

Aæte
Guerriers par qui mon sort devient digne d'envie,
Héros à qui je dois et le sceptre et la vie,
Après tant de bienfaits et d'un si haut éclat,
Voulez-vous me laisser la honte d'être ingrat ?
Je ne vous fais point d'offre ; et dans ces lieux sauvages
Je ne découvre rien digne de vos courages :
Mais si dans mes États, mais si dans mon palais
Quelque chose avoit pu mériter vos souhaits,
Le choix qu'en auroit fait cette valeur extrême
Lui donneroit un prix qu'il n'a pas de lui-même ;
Et je croirois devoir à ce précieux choix
L'heur de vous rendre un peu de ce que je vous dois.

Jason
Si nos bras, animés par vos destins propices,
Vous ont rendu. Seigneur, quelques foibles services,
Et s'il en est encore, après un sort si doux,
Que vos commandements puissent vouloir de nous,
Vous avez en vos mains un trop digne salaire,
Et pour ce qu'on a fait et pour ce qu'on peut faire ;
Et s'il nous est permis de vous le demander…

Aæte
Attendez tout d'un roi qui veut tout accorder :
J'en jure le dieu Mars, et le Soleil mon père ;
Et me puisse à vos yeux accabler leur colère,
Si mes serments pour vous n'ont de si prompts effets,
Que vos vœux dès ce jour se verront satisfaits !

Jason
Seigneur, j'ose vous dire, après cette promesse,
Que vous voyez la fleur des princes de la Grèce,
Qui vous demandent tous d'une commune voix
Un trésor qui jadis fut celui de ses rois :
La toison d'or, Seigneur, que Phryxus, votre gendre,
Phryxus, notre parent…

Aæte
Ah ! que viens-je d'entendre !

Médée
Ah ! perfide.

Jason
À ce mot vous paroissez surpris !
Notre peu de secours se met à trop haut prix ;
Mais enfin, je l'avoue, un si précieux gage
Est l'unique motif de tout notre voyage.
Telle est la dure loi que nous font nos tyrans,
Que lui seul nous peut rendre au sein de nos parents ;
Et telle est leur rigueur, que, dans cette conquête
Le retour au pays nous coûteroit la tête.

Aæte
Ah ! si vous ne pouvez y rentrer autrement,
Dure, dure à jamais votre bannissement !
Princes tel est mon sort, que la toison ravie
Me doit coûter le sceptre, et peut-être la vie.
De sa perte dépend celle de tout l'État ;
En former un désir, c'est faire un attentat ;
Et si jusqu'à l'effet vous pouvez le réduire,
Vous ne m'avez sauvé que pour mieux me détruire.

Jason
Qui vous l'a dit. Seigneur ? quel tyrannique effroi
Fait cette illusion aux destins d'un grand roi ?

Aæte
Votre Phryxus lui-même a servi d'interprète
À ces ordres des Dieux dont l'effet m'inquiète :
Son ombre en mots exprès nous les a fait savoir.

Jason
À des fantômes vains donnez moins de pouvoir.
Une ombre est toujours ombre, et des nuits éternelles
Il ne sort point de jours qui ne soient infidèles.
Ce n'est point à l'enfer à disposer des rois,
Et les ordres du ciel n'empruntent point sa voix.
Mais vos bontés par là cherchent à faire grâce
Au trop d'ambition dont vous voyez l'audace ;
Et c'est pour colorer un trop juste refus
Que vous faites parler cette ombre de Phryxus.

Aæte
Quoi ? de mon noir destin la triste certitude
Ne seroit qu'un prétexte à mon ingratitude ?
Et quand je vous dois tout, je voudrois essayer
Un mauvais artifice à ne vous rien payer ?
Quoi que vous en croyiez, quoi que vous puissiez dire,
Pour vous désabuser partageons mon empire.
Cette offre peut-elle être un refus coloré,
Et répond-elle mal à ce que j'ai juré ?

Jason
D'autres l'accepteroient avec pleine allégresse ;
Mais elle n'ouvre pas les chemins de la Grèce ;
Et ces héros, sortis ou des Dieux ou des rois,
Ne sont pas mes sujets pour vivre sous mes lois.
C'est à l'heur du retour que leur courage aspire,
Et non pas à l'honneur de me faire un empire.

Aæte
Rien ne peut donc changer ce rigoureux désir ?

Jason
Seigneur, nous n'avons pas le pouvoir de choisir.
Ce n'est que perdre temps qu'en parler davantage ;
Et vous savez à quoi le serment vous engage.

Aæte
Téméraire serment qui me fait une loi
Dangereuse pour vous, ou funeste pour moi !
La toison est à vous si vous pouvez la prendre,
Car ce n'est pas de moi qu'il vous la faut attendre.
Comme votre Phryxus l'a consacrée à Mars,
Ce dieu même lui fait d'effroyables remparts,
Contre qui tout l'effort de la valeur humaine
Ne peut être suivi que d'une mort certaine :
Il faut pour l'emporter quelque chose au-dessus
J'ouvrirai la carrière, et ne puis rien de plus :
Il y va de ma vie ou de mon diadème ;
Mais je tremble pour vous autant que pour moi-même.
Je croirais faire un crime à vous le déguiser ;
Il est en votre choix d'en bien ou mal user.
Ma parole est donnée, il faut que je la tienne ;
Mais votre perte est sûre à moins que de la mienne.
Adieu : pensez-y bien. Toi, ma fille, dis-lui
À quels affreux périls il se livre aujourd'hui.

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