ACTE I - Scène II



(AÆTE, ABSYRTE, CHALCIOPE, MÉDÉE.)

Aæte
Enfin nos ennemis nous cèdent la campagne,
Et des Scythes défaits le camp abandonné
Nous est de leur déroute un gage fortuné,
Un fidèle témoin d'une victoire entière ;
Mais comme la fortune est souvent journalière,
Il en faut redouter de funestes retours,
Ou se mettre en état de triompher toujours.
Vous savez de quel poids et de quelle importance
De ce peu d'étrangers s'est fait voir l'assistance.
Quarante, qui l'eût cru ? quarante à leur abord
D'une armée abattue ont relevé le sort,
Du côté des vaincus rappelé la victoire,
Et fait d'un jour fatal un jour brillant de gloire.
Depuis cet heureux jour que n'ont point fait leurs bras ?
Leur chef nous a paru le démon des combats ;
Et trois fois sa valeur, d'un noble effet suivie,
Au péril de son sang a dégagé ma vie.
Que ne lui dois-je point ? et que ne dois-je à tous ?
Ah ! si nous les pouvions arrêter parmi nous,
Que ma couronne alors se verroit assurée !
Qu'il faudroit craindre peu pour la toison dorée,
Ce trésor où les Dieux attachent nos destins,
Et que veulent ravir tant de jaloux voisins !
N'y peux-tu rien, Médée, et n'as-tu point de charmes
Qui fixent en ces lieux le bonheur de leurs armes ?
N'est-il herbes, parfums, ni chants mystérieux,
Qui puissent nous unir ces bras victorieux ?

Absyrte
Seigneur, il est en vous d'avoir cet avantage :
Le charme qu'il y faut est tout sur son visage.
Jason l'aime, et je crois que l'offre de son cœur
N'en seroit pas reçue avec trop de rigueur.
Un favorable aveu pour ce digne hyménée
Rendroit ici sa course heureusement bornée ;
Son exemple auroit force, et feroit qu'à l'envi
Tous voudroient imiter le chef qu'ils ont suivi.
Tous sauroient comme lui, pour faire une maîtresse,
Perdre le souvenir des beautés de leur Grèce ;
Et tous ainsi que lui permettroient à l'amour
D'obstiner des héros à grossir votre cour.

Aæte
Le refus d'un tel heur auroit trop d'injustice.
Puis-je d'un moindre prix payer un tel service ?
Le ciel, qui veut pour elle un époux étranger,
Sous un plus digne joug ne sauroit l'engager.
Oui, j'y consens, Absyrte, et tiendrai même à grâce
Que du roi d'Albanie il remplisse la place,
Que la mort de Styrus permette à votre sœur
L'incomparable choix d'un si grand successeur.
Ma fille, si jamais les droits de la naissance…

Chalciope
Seigneur, je vous réponds de son obéissance ;
Mais je ne réponds pas que vous trouviez les Grecs
Dans la même pensée et les mêmes respects.
Je les connois un peu, veuve d'un de leurs princes :
Ils ont aversion pour toutes nos provinces ;
Et leur pays natal leur imprime un amour
Qui partout les rappelle et presse leur retour.
Ainsi n'espérez pas qu'il soit des hyménées
Qui puissent à la vôtre unir leurs destinées.
Ils les accepteront, si leur sort rigoureux
A fait de leur patrie un lieu mal sûr pour eux ;
Mais le péril passé, leur soudaine retraite
Vous fera bientôt voir que rien ne les arrête,
Et qu'il n'est point de nœud qui les puisse obliger
À vivre sous les lois d'un monarque étranger.
Bien que Phryxus m'aimât avec quelque tendresse,
Je l'ai vu mille fois soupirer pour sa Grèce,
Et quelque illustre rang qu'il tînt dans vos États,
S'il eût eu l'accès libre en ces heureux climats,
Malgré ces beaux dehors d'une ardeur empressée,
Il m'eût fallu l'y suivre, ou m'en voir délaissée.
Il semble après sa mort qu'il revive en ses fils ;
Comme ils ont même sang, ils ont mêmes esprits :
La Grèce en leur idée est un séjour céleste,
Un lieu seul digne d'eux. Par là jugez du reste.

Aæte
Faites-les-moi venir : que de leur propre voix
J'apprenne les raisons de cet injuste choix.
Et quant à ces guerriers que nos Dieux tutélaires
Au salut de l'État rendent si nécessaires,
Si pour les obliger à vivre mes sujets
Il n'est point dans ma cour d'assez dignes objets,
Si ce nom sur leur front jette tant d'infamie
Que leur gloire en devienne implacable ennemie,
Subornons cette gloire, et voyons dès demain
Ce que pourra sur eux le nom de souverain.
Le trône a ses liens ainsi que l'hyménée,
Et quand ce double nœud tient une âme enchaînée,
Quand l'ambition marche au secours de l'amour,
Elle étouffe aisément tous ces soins du retour.
Elle triomphera de cette idolâtrie
Que tous ces grands guerriers gardent pour leur patrie.
Leur Grèce a des climats et plus doux et meilleurs ;
Mais commander ici vaut bien servir ailleurs.
Partageons avec eux l'éclat d'une couronne
Que la bonté du ciel par leurs mains nous redonne :
D'un bien qu'ils ont sauvé je leur dois quelque part ;
Je le perdois sans eux, sans eux il court hasard ;
Et c'est toujours prudence, en un péril funeste,
D'offrir une moitié pour conserver le reste.

Absyrte
Vous les connoissez mal : ils sont trop généreux
Pour vous rendre à ce prix le besoin qu'on a d'eux.
Après ce grand secours, ce seroit pour salaire
Prendre une part du vol qu'on tâchoit à vous faire,
Vous piller un peu moins sous couleur d'amitié,
Et vous laisser enfin ce reste par pitié.
C'est là, Seigneur, c'est là cette haute infamie
Dont vous verriez leur gloire implacable ennemie.
Le trône a des splendeurs dont les yeux éblouis
Peuvent réduire une âme à l'oubli du pays ;
Mais aussi la Scythie, ouverte à nos conquêtes,
Offre assez de matière à couronner leurs têtes.
Qu'ils règnent, mais par nous, et sur nos ennemis :
C'est là qu'il faut trouver un sceptre à nos amis ;
Et lors d'un sacré nœud l'inviolable étreinte
Tirera notre appui d'où partoit notre crainte ;
Et l'hymen unira par des liens plus doux
Des rois sauvés par eux à des rois faits par nous.

Aæte
Vous regardez trop tôt comme votre héritage
Un trône dont en vain vous craignez le partage.
J'ai d'autres yeux, Absyrte, et vois un peu plus loin.
Je veux bien réserver ce remède au besoin,
Ne faire point cette offre à moins que nécessaire ;
Mais s'il y faut venir, rien ne m'en peut distraire.
Les voici : parlons-leur ; et pour les arrêter,
Ne leur refusons rien qu'ils daignent souhaiter.

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