ACTE TROISIÈME - Scène V
Arlequin (à part.)
Qui diantre vient encore me rendre visite ? Ah ! c'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia. (Haut.)
Vous voilà donc, monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maîtresse des gens est belle ; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne !
Le Prince
Point d'injures, Arlequin
Arlequin
Êtes-vous gentilhomme, vous ?
Le Prince
Assurément.
Arlequin
Mardi ! vous êtes bien heureux ; sans cela je vous dirais de bon cœur ce que vous méritez ; mais votre honneur voudrait peut-être faire son devoir, et après cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi.
Le Prince
Calmez-vous, je vous prie, Arlequin. Le prince m'a donné ordre de vous entretenir.
Arlequin
Parlez, il vous est libre ; mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi.
Le Prince
Eh bien ! prends un esprit plus doux ; connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-même qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia
Arlequin
Votre foi ?
Le Prince
Tu dois m'en croire.
Arlequin
Excusez, monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous.
Le Prince
Je te pardonne volontiers.
Arlequin
Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez pas que j'en aie contre vous. Je ne suis pas digne d'être fâché contre un prince, je suis trop petit pour cela. Si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout ; cela doit faire compassion à votre puissance ; vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul.
Le Prince
Tu te plains donc bien de moi, Arlequin ?
Arlequin
Que voulez-vous, monseigneur ? il y a une fille qui m'aime ; vous, vous en avez plein votre maison, et cependant vous m'ôtez la mienne. Prenez que je suis pauvre et que tout mon bien est un liard ; vous qui êtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard ; cela n'est-il pas bien triste ?
Le Prince (à part.)
Il a raison, et ses plaintes me touchent.
Arlequin
Je sais bien que vous êtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays ; il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de dire comme les autres.
Le Prince
Je te prive de Silvia, il est vrai ; mais demande-moi ce que tu voudras ; je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime.
Arlequin
Qu'il ne soit pas question de ce marché-là, vous gagneriez trop sur moi. Parlons en conscience ; si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre ? Eh bien ! personne ne me l'a prise que vous ; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde !
Le Prince, à part.
Que lui répondre ?
Arlequin
Allons, monseigneur, dites-vous comme cela "Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder ? N'est-ce pas à moi à être son protecteur, puisque je suis son maître ? S'en ira-t-il sans avoir justice ? N'en aurais-je pas du regret ? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas ? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia"
Le Prince
Ne changeras-tu jamais de langage ? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer et garder Silvia sans t'écouter ; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur ; je cherche à la calmer par mes faveurs ; je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté ; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blâme et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire ; tu es le seul qui résiste, tu reconnais que je suis ton prince ; marque-le-moi donc par un peu de docilité.
Arlequin
Eh ! monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant ; et puis vous avez beau être bon, vous avez beau être brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit. Sans ces gens-là, vous ne me chercheriez point chicane ; vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je réclame mon bon droit. Allez, vous êtes mon prince, et je vous aime bien ; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose.
Le Prince
Tu me désespères.
Arlequin
Que je suis à plaindre !
Le Prince
Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia ? Le moyen d'en être jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider ? Arlequin, je t'ai causé du chagrin ; mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien.
Arlequin
Prenez quelque consolation, monseigneur ; promenez-vous, voyagez quelque part ; votre douleur se passera dans les chemins.
Le Prince
Non, mon enfant ; j'espérais quelque chose de ton cœur pour moi, je t'aurais plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne ; mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire. N'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empêche pas que tu n'en jouisses.
Arlequin
Aïe ! qu'on a de mal dans la vie !
Le Prince
Il est vrai que j'ai tort à ton égard ; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice mais tu n'en es que trop vengé.
Arlequin
Il faut que je m'en aille ; vous êtes trop fâché d'avoir tort ; j'aurais peur de vous donner raison.
Le Prince
Non, il est juste que tu sois content ; souhaite que je te rende justice ; sois heureux aux dépens de tout mon repos.
Arlequin
Vous avez tant de charité pour moi ; n'en aurais-je donc pas quelque peu pour vous ?
Le Prince
Ne t'embarrasse pas de moi.
Arlequin
Que j'ai de souci ! le voilà désolé.
Le Prince (caressant Arlequin)
Je te sais bon gré de la sensibilité que je te vois. Adieu, Arlequin ; je t'estime malgré tes refus.
Arlequin
Monseigneur !
Le Prince
Que me veux-tu ? me demandes-tu quelque grâce ?
Arlequin
Non ; je ne suis qu'en peine de savoir si vous accorderai celle que vous voulez.
Le Prince
Il faut avouer que tu as le cœur excellent !
Arlequin
Et vous aussi ; voilà ce qui m'ôte le courage. Hélas ! que les bonnes gens sont faibles !
Le Prince
J'admire tes sentiments.
Arlequin
Je le crois bien ; je ne vous promets pourtant rien ; il y a trop d'embarras dans ma volonté ; mais, à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori ?
Le Prince
Eh ! qui le serait donc ?
Arlequin
C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'être flatté ; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvais ; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne.
Le Prince
Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin souviens-toi que je t'aime ; c'est tout ce que je te recommande.
Arlequin
Flaminia sera-t-elle sa maîtresse ?
Le Prince
Ah ! ne me parle point de Flaminia ; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle.
Arlequin
Point du tout ; c'est la meilleure fille du monde ; vous ne devez point lui vouloir de mal.