ACTE DEUXIÈME - Scène VII


Trivelin
Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaître ? N'est-ce point compromettre mes épaules ? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois.

Arlequin
Je serai bon quand vous serez sage.

Trivelin
Voilà un seigneur qui demande à vous parler.
(Le Seigneur approche et fait des révérences, qu'Arlequin lui rend.)

Arlequin (à part.)
J'ai vu cet homme-là quelque part.

Le Seigneur
Je viens vous demander une grâce ; mais ne vous incommoderai-je point, monsieur Arlequin ?

Arlequin
Non, monsieur ; vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. (Voyant le Seigneur qui se couvre.)
Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau.

Le Seigneur
De quelque façon que vous soyez vous me ferez honneur.

Arlequin (se couvrant.)
Je vous crois, puisque vous dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie ? Mais ne faites point de compliments ; ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre.

Le Seigneur
Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d'estime.

Arlequin
Galbanum que tout cela ! Votre visage ne m'est point nouveau, monsieur ; je vous ai vu quelque part à la chasse, où vous jouiez de la trompette ; je vous ai ôté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là.

Le Seigneur
Quoi ! je ne vous saluai point ?

Arlequin
Pas un brin.

Le Seigneur
Je ne m'aperçus donc pas de votre honnêteté ?

Arlequin
Oh ! que si ; mais vous n'aviez point de grâce à me demander ; voilà pourquoi je perdis mon étalage.

Le Seigneur
Je ne me reconnais point à cela.

Arlequin
Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaît-il ?

Le Seigneur
Je compte sur votre bon cœur ; voici ce que c'est : j'ai eu le malheur de parler cavalièrement de vous devant Le Prince …

Arlequin
Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaître à cela.

Le Seigneur
Oui ; mais le prince s'est fâché contre moi.

Arlequin
Il n'aime donc pas les médisants ?

Le Seigneur
Vous le voyez bien.

Arlequin
Oh ! oh ! voilà qui me plaît ; c'est un honnête homme ; s'il ne me retenait pas ma maîtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit ? Que vous étiez un mal appris ?

Le Seigneur
Oui.

Arlequin
Cela est très raisonnable. De quoi vous plaignez-vous ?

Le Seigneur
Ce n'est pas là tout "Arlequin, m'a-t-il répondu, est un garçon d'honneur. Je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime ; la franchise et la simplicité de son caractère sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour et je suis au désespoir que le mien m'y force. "

Arlequin (attendri.)
Par la morbleu ! je suis son serviteur ; franchement, je fais cas de lui, et je croyais être plus en colère contre lui que je ne le suis.

Le Seigneur
Ensuite il m'a dit de me retirer ; mes amis là-dessus ont tâché de le fléchir pour moi.

Arlequin
Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal ; car, dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.

Le Seigneur
Il s'est aussi fâché contre eux.

Arlequin
Que le ciel bénisse cet homme de bien ; il a vidé là sa maison d'une mauvaise graine de gens.

Le Seigneur
Et nous ne pouvons reparaître tous qu'à condition que vous demandiez notre grâce.

Arlequin
Par ma foi ! messieurs, allez où il vous plaira ; je vous souhaite un bon voyage.

Le Seigneur
Quoi ! vous refuserez de prier pour moi ? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinée ; à présent qu'il ne m'est plus permis de voir le prince, que serais-je à la cour ? Il faudra que je m'en aille dans mes terres, car je suis comme exilé.

Arlequin
Comment, être exilé ! Mais ce n'eset point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous.

Le Seigneur
Vraiment non ; voilà ce que c'est.

Arlequin
Et vous vivrez là paix et aise ; vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire.

Le Seigneur
Sans doute ; qu'y a-t-il d'étrange à cela ?

Arlequin
Ne me trompez-vous pas ? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit ?

Le Seigneur
Cela arrive assez souvent.

Arlequin
Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant.

Le Seigneur
Et la raison de cela ?

Arlequin
Parce que je veux aller en exil, moi. De la manière dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à être puni qu'à être récompensé.

Le Seigneur
Quoi qu'il en soit, épargnez-moi cette punition-là, je vous prie. D'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grand'chose.

Arlequin
Qu'est-ce que c'est ?

Le Seigneur
Une bagatelle, vous dis-je.

Arlequin
Mais voyons.

Le Seigneur
J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingénu, sans malice ; là, d'un garçon de bonne foi.
Arlequin, riant de tout son cœur.
L'air d'un innocent, pour parler à la franquette ; mais qu'est-ce que cela fait ? Moi, j'ai l'air d'un innocent ; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit ; eh bien, à cause de cela, faut-il s'en fier à notre air ? N'avez-vous rien dit que cela ?

Le Seigneur
Non ; j'ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient.

Arlequin
Pardi ! il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc tout ?

Le Seigneur
Oui.

Arlequin
C'est se moquer ; vous ne méritez pas d'être exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien.

Le Seigneur
N'importe ; empêchez que je ne le sois. Un homme comme moi ne peut demeurer qu'à la cour. Il n'est en considération, il n'est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agréable au Prince, et qu'il cultive l'amitié de ceux qui gouvernent les affaires.

Arlequin
J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder.

Le Seigneur
Vous avez raison dans le fond : ils ont quelquefois des caprices fâcheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres.

Arlequin
Quel trafic ! C'est justement recevoir des coups de bâton d'un côté, pour avoir le privilège d'en donner d'un autre ; voilà une drôle de vanité ! À vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous êtes si glorieux.

Le Seigneur
Nous sommes élevés là-dedans. Mais écoutez ; vous n'aurez point de peine à me remettre en faveur ; car vous connaissez bien Flaminia

Arlequin
Oui, c'est mon intime.

Le Seigneur
Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle ; elle est la fille d'un de ses officiers ; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit cousin que j'ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au prince ; mon dessein me conciliera ses bonnes grâces.

Arlequin
Oui ; mais ce n'est pas là le chemin des miennes ; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin.

Le Seigneur
Je croyais…

Arlequin
Ne croyez plus.

Le Seigneur
Je renonce à mon projet.

Arlequin
N'y manquez pas ; je vous promets mon intercession, sans que le petit cousin s'en mêle.

Le Seigneur
Je vous aurai beaucoup d'obligation ; j'attends l'effet de vos promesses. Adieu, monsieur Arlequin

Arlequin
Je suis votre serviteur. Diantre ! je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin.

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