La double inconstance
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ACTE DEUXIÈME - Scène XI

Marivaux

ACTE DEUXIÈME - Scène XI

Flaminia
Qu'avez-vous, Silvia ? Vous êtes bien émue ?

Silvia
J'ai… que je suis en colère. Cette impertinente femme de tantôt est venue pour me demander pardon ; et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fâchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait ; qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi ; qu'elle ferait bien passer l'amour du prince ; qu'elle allait travailler pour cela ; que je verrai… pati, pata ; que sais-je, moi, tout ce qu'elle a mis en avant contre mon visage ! Est-ce que je n'ai pas raison d'être piquée ?

Flaminia
Écoutez ; si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie.

Silvia
Je ne manque pas de bonne volonté ; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse.

Flaminia
Eh ! je vous entends ; voilà un amour bien mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'il se puisse.

Silvia
Oh ! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres.

Flaminia
Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse ?

Silvia
Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire ?

Flaminia
Il y a tout à craindre.

Silvia
Vous me faites rêver à une chose. Ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici ? il m'a quittée tantôt pour aller goûter ; voilà une belle excuse !

Flaminia
Je l'ai remarqué comme vous ; mais ne me trahissez pas au moins ; nous nous parlons de fille à fille. Dites-moi, après tout, l'aimez-vous tant, ce garçon ?

Silvia
Mais, vraiment oui, je l'aime ; il le faut bien.

Flaminia
Voulez-vous que je vous dise ? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué ; il a l'air pesant, les manières grossières ; cela ne cadre point et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé ; je vous dirai même que cela vous fait tort.

Silvia
Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons ; il demeurait dans mon village ; il était mon voisin ; il est assez facétieux, je suis de bonne humeur ; il me faisait quelquefois rire ; il me suivait partout ; il m'aimait ; j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimé aussi, faute de mieux ; mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise.

Flaminia
Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia ! Mais à quoi vous déterminez-vous donc ?

Silvia
Je l'ignore ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. D'un côté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger ; d'un autre côté, si l'on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit "Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. " D'un autre côté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici…

Flaminia
Quoi ?

Silvia
Je vous le dis en secret ; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu ; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, il m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empêche encore d'être maîtresse de moi.

Flaminia
L'aimez-vous ?

Silvia
Je ne crois pas ; car je dois aimer Arlequin

Flaminia
Ce monsieur est un homme aimable.

Silvia
Je le sens bien.

Flaminia
Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser, je vous pardonnerais ; voilà la vérité.

Silvia
Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure. Je serais en droit de lui dire "Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche" ; mais il n'y a rien à faire. Qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est ?

Flaminia
Il n'y a pas presse, entre nous. Pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs ; Arlequin est grossier ; je ne l'aime point, mais je ne le hais pas ; et, dans les sentiments où je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir.

Silvia
Mais mon plaisir, où est-il ? il n'est ni là, ni là ; je le cherche.

Flaminia
Vous verrez le prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaît ; tâchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantôt.


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