ACTE PREMIER - Scène IV


Trivelin
Eh bien ! seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici ?… N'est-il pas vrai que voilà une belle maison ?

Arlequin
Que diantre ! qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble ? Qu'est-ce que c'est que vous ? Que me voulez-vous ? Où allons-nous ?

Trivelin
Je suis un honnête homme, à présent votre domestique ; je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin.

Arlequin
Honnête homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m'en retourne.

Trivelin
Doucement !

Arlequin
Parlez donc, eh ! vous êtes bien impertinent d'arrêter votre maître !

Trivelin
C'est un plus grand maître que vous qui vous a fait le mien.

Arlequin
Qui est donc cet original-là, qui me donne des valets malgré moi ?

Trivelin
Quand vous le connaîtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent.

Arlequin
Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire ?

Trivelin
Oui, sur Silvia.

Arlequin
Ah ! Silvia ! hélas, je vous demande pardon ; voyez ce que c'est ! je ne savais pas que j'avais à vous parler.

Trivelin
Vous l'avez perdue depuis deux jours ?

Arlequin
Oui, des voleurs me l'ont dérobée.

Trivelin
Ce ne sont pas des voleurs.

Arlequin
Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons.

Trivelin
Je sais où elle est.

Arlequin
Vous savez où elle est, mon ami, mon valet, mon maître, mon tout ce qu'il vous plaira ? Que je suis fâché de n'être pas riche ! Je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnête homme, de quel côté faut-il tourner ? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi ?

Trivelin
Vous la verrez ici.

Arlequin
Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites ! Ô Silvia ! chère enfant de mon âme ! ma mie ! je pleure de joie !
Trivelin : , à part.
De la façon dont ce drôle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. (À Arlequin)
Écoutez, j'ai bien autre chose à vous dire.

Arlequin
Allons d'abord voir Silvia ; prenez pitié de mon impatience.

Trivelin
Je vous dis que vous la verrez ; mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier qui a rendu cinq ou six visites à Silvia et que vous avez vu avec elle ?

Arlequin
Oui ; il avait la mine d'un hypocrite.

Trivelin
Cet homme-là a trouvé votre maîtresse fort aimable.

Arlequin
Pardi ! il n'a rien trouvé de nouveau.

Trivelin
Il en a fait au prince un récit qui l'a enchanté.

Arlequin
Le babillard !

Trivelin
Le prince a voulu la voir et a donné l'ordre qu'on l'amenât ici.

Arlequin
Mais il me la rendra, comme cela est juste ?

Trivelin
Hum ! il y a une petite difficulté ; il en est devenu amoureux et souhaiterait d'en être aimé à son tour.

Arlequin
Son tour ne peut pas venir ; c'est moi qu'elle aime.

Trivelin
Vous n'allez point au fait ; écoutez jusqu'au bout.

Arlequin
Mais le voilà, le bout ; est-ce que l'on veut me chicaner mon bon droit ?

Trivelin
Vous savez que le prince doit se choisir une femme dans ses États.

Arlequin
Je ne sais point cela ; cela m'est inutile.

Trivelin
Je vous l'apprends.

Arlequin
Je ne me soucie pas de nouvelles.

Trivelin
Silvia plaît donc au prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tâche de lui donner pour lui.

Arlequin
Qu'il fasse donc l'amour ailleurs ; car il n'aurait que la femme ; moi, j'aurais le cœur ; il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise.

Trivelin
Vous avez raison ; mais ne voyez-vous pas que si vous épousiez Silvia, le prince resterait malheureux ?

Arlequin
À la vérité il serait d'abord un peu triste ; mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console ; au lieu que, s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant ; je pleurerai aussi, moi ; il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a point de plaisir à rire tout seul.

Trivelin
Seigneur Arlequin, croyez-moi ; faites quelque chose pour votre maître. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia Je vous dirai même qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaître, et qu'elle doit être sa femme ; il faut que cela arrive ; cela est écrit là-haut.

Arlequin
Là-haut, on n'écrit pas de telles impertinences ; pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derrière, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction ?

Trivelin
Non, vraiment ! il ne faut jamais faire de mal à personne.

Arlequin
Eh bien ! c'est ma mort qu'on a prédite. Ainsi c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela, il n'y a que l'astrologue à pendre.

Trivelin
Eh ! morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal ; nous avons ici d'aimables filles ; épousez-en une, vous y trouverez votre avantage.

Arlequin
Oui-da ! que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colère et qu'elle porte son amitié ailleurs ! Oh ! oh ! mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper ? Allez, mon fils, vous n'êtes qu'un butor. Gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas ; vous êtes trop cher.

Trivelin
Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du prince ?

Arlequin
Bon ! mon ami ne serait pas seulement mon camarade.

Trivelin
Mais les richesses que vous promet cette amitié…

Arlequin
On n'a que faire de toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre.

Trivelin
Vous ignorez le prix de ce que vous refusez.

Arlequin
C'est à cause de cela que je n'y perds rien.

Trivelin
Maison à la ville, maison à la campagne.

Arlequin
Ah ! que cela est beau ! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse ; qu'est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne ?

Trivelin
Parbleu ! vos valets.

Arlequin
Mes valets ? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois ?

Trivelin
Non, que je pense ; vous ne serez pas en deux endroits en même temps.

Arlequin
Eh bien ! innocent que vous êtes, si je n'ai pas ce secret-là, il est inutile d'avoir deux maisons.

Trivelin
Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre.

Arlequin
À ce compte, je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent ?

Trivelin
Mais rien ne vous touche ; vous êtes bien étrange ! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques…

Arlequin
Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime point à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidèle, plus affectionné à mon service que moi.

Trivelin
Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors ; mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'être meublé superbement ?

Arlequin
Vous êtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traînent ! Dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher ? Eh bien ! avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé ? N'ai-je pas toutes mes commodités ? Oh ! mais je n'ai point de carrosse ! Eh bien, je ne verserai point. (En montrant ses jambes.)
Ne voilà-t-il pas un équipage que ma mère m'a donné ? Ne sont-ce pas de bonnes jambes ? Eh ! morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux ; laissez vos chevaux à tant d'honnêtes laboureurs qui n'en ont point ; cela nous fera du pain ; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes.

Trivelin
Têtubleu, vous êtes vif ! Si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers.

Arlequin
Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos contes ; vous m'avez promis de me montrer Silvia ; et un honnête homme n'a que sa parole.

Trivelin
Un moment ; vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages…

Arlequin
Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise.

Trivelin
La bonne chère vous tenterait-elle ? Une cave remplie de vins exquis vous plairait-elle ? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement à manger, et en abondance ? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson ; vous l'aurez, et pour toute votre vie… Vous ne répondez rien ?

Arlequin
Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste ; car je suis gourmand, je l'avoue ; mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise.

Trivelin
Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux ; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre.

Arlequin
Non, non ; je m'en tiens au bœuf et au vin de mon cru.

Trivelin
Que vous auriez bu de bon vin ! Que vous auriez mangé de bons morceaux !

Arlequin
J'en suis fâché ; mais il n'y a rien à faire. Le cœur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela. Voulez-vous me la montrer, ou ne voulez-vous pas ?

Trivelin
Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr ; mais il est encore un peu matin.

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