ACTE PREMIER - Scène VI


Arlequin (à part.)
Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant !

Lisette
C'est donc vous, monsieur, qui êtes l'amant de mademoiselle Silvia ?

Arlequin
Oui.

Lisette
C'est une très jolie fille.

Arlequin
Oui.

Lisette
Tout le monde l'aime.

Arlequin
Tout le monde a tort.

Lisette
Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite ?

Arlequin
C'est qu'elle n'aimera personne que moi.

Lisette
Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous.

Arlequin
À quoi cela sert-il, ce pardon-là ?

Lisette
Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer.

Arlequin
Et en vertu de quoi étiez-vous surprise ?

Lisette
C'est qu'elle refuse un prince aimable.

Arlequin
Et quand il serait aimable, cela empêche-t-il que je ne le sois aussi, moi ?

Lisette
Non, mais enfin c'est un prince.

Arlequin
Qu'importe ? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancé que moi.

Lisette
À la bonne heure. J'entends seulement qu'il a des sujets et des États, et que, tout aimable que vous êtes, vous n'en avez point.

Arlequin
Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos États ! Si je n'ai point de sujets, je n'ai charge de personne ; et si tout va bien, je m'en réjouis ; si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des États, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau, ni plus laid. Ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien.

Lisette (à part.)
Voilà un vilain petit homme ; je lui fais des compliments, et il me querelle !

Arlequin
Hein ?

Lisette
J'ai du malheur de ce que je vous dis ; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce.

Arlequin
Dame ! mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens.

Lisette
Il est vrai que la vôtre m'a trompée ; et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un.

Arlequin
Oh ! très fort ; mais que voulez-vous ? je n'ai point choisi ma physionomie.

Lisette
Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde.

Arlequin
Me voilà pourtant ; et il n'y a point de remède, je serai toujours comme cela.

Lisette
Oh ! j'en suis persuadée.

Arlequin
Par bonheur, vous ne vous en souciez guère ?

Lisette
Pourquoi me demandez-vous cela ?

Arlequin
Eh ! pour le savoir.

Lisette
Je serais bien sotte de vous dire la vérité là-dessus, et une fille doit se taire.

Arlequin
Comme elle y va ! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette.

Lisette
Moi ?

Arlequin
Vous-même.

Lisette
Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez ?

Arlequin
Point du tout ; il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent. Ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette ; c'est vous qui avez tort de l'être, mademoiselle.

Lisette
Mais par où voyez-vous donc que je le suis ?

Arlequin
Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Écoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite afin que cela s'en aille ; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la première ; c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas… eh ! fi ! mademoiselle, fi ! fi !

Lisette
Allez, allez, vous n'êtes qu'un visionnaire.

Arlequin
Comment est-ce que les garçons, à la cour, peuvent souffrir ces manières-là dans leurs maîtresses ? Par la morbleu ! qu'une femme est laide quand elle est coquette !

Lisette
Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez.

Arlequin
Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable ! si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours il fallait voir comme elle se reculait d'auprès de moi ; et puis elle reculait plus doucement ; puis, petit à petit, elle ne reculait plus ; ensuite elle me regardait en cachette ; et puis elle avait honte quand je l'avais vue faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte ; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre ; et puis elle était encore toute confuse ; et puis je lui parlais ; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins ; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son cœur allait plus vite qu'elle ; enfin, c'était un charme ; aussi j'étais comme fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille ; mais vous ne ressemblez point à Silvia.

Lisette
En vérité, vous me divertissez, vous me faites rire.

Arlequin
Oh ! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens. Adieu ; si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tôt un merle blanc qu'un amoureux.

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