ACTE DEUXIÈME - Scène première


Silvia
Oui, je vous crois. Vous paraissez me vouloir du bien. Aussi vous voyez que je ne souffre que vous ; je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais où est Arlequin ?

Flaminia
Il va venir ; il dîne encore.

Silvia
C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci. Je n'ai jamais vu de femmes aussi prévenantes, d'hommes aussi honnêtes. Ce sont des manières si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié ! Vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de cœur et de conscience. Quelle erreur ! De tous ces gens-là, il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent : "Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin et d'épouser le prince" ; mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient à quelque bonne action. "Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin ; où est la fidélité, la probité, la bonne foi ? " Ils ne m'entendent pas ; ils ne savent ce que c'est que tout cela ; c'est tout comme si je leur parlais grec. Ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison ; eh ! cela n'est-il pas joli ? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, être fourbe et menteur, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? D'où sortent-ils ? De quelle pâte sont-ils ?

Flaminia
De la pâte des autres hommes, ma chère Silvia : Que cela ne vous étonne pas ; ils s'imaginent que le mariage du prince ferait votre bonheur.

Silvia
Mais ne suis-je pas obligée d'être fidèle ? N'est-ce pas mon devoir d'honnête fille ? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse ? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme ? Et on a le courage de me dire : "Là, fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal ; perds ton plaisir et ta bonne foi" ; et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée !

Flaminia
Que voulez-vous ? ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le prince fût content.

Silvia
Mais ce prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté ? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui ! Quel goût trouve-t-il à cela ? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait ; tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie, tout cela lui coûte un argent infini ; c'est un abîme, il se ruine ; demandez-moi ce qu'il y gagne. Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné.

Flaminia
Je n'en doute pas ; voilà ce que c'est que l'amour ; j'ai aimé de même, et je me reconnais au peloton.

Silvia
Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse être. Il y a bien à tirer si le prince le vaut ; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond et je le plains plus que Le Prince.

Flaminia (souriant.)
Oh ! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le prince autant que lui quand vous le connaîtrez.

Silvia
Eh bien ! qu'il tâche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles. Il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi ; mais cela ne les empêche pas d'aimer tout le monde. J'ai bien vu que cela ne leur coûte rien ; mais pour moi, cela m'est impossible.

Flaminia
Eh ! ma chère enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous ?

Silvia
Oh ! que si ; il y en a de plus jolies que moi ; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'être tout à fait belle. J'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé.

Flaminia
Oui ; mais le vôtre va tout seul, et cela est charmant.

Silvia
Bon ! moi ! je ne parais rien, je suis toute d'une pièce auprès d'elles ; je demeure là, je ne vais ni ne viens ; au lieu qu'elles, je les vois d'une humeur joyeuse ; elles ont des yeux qui caressent tout le monde ; elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gêne point, qui est sans façon ; cela plaît davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle.

Flaminia
Eh ! voilà justement ce qui touche le prince, voilà ce qu'il estime, c'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grâces naturelles. Eh ! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici ; car elles ne vous louent guère.

Silvia
Qu'est-ce donc qu'elles disent ?

Flaminia
Des impertinences ; elles se moquent de vous, raillent le prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. "Y a-t-il de visage plus commun ? disaient l'autre jour ces jalouses entre elles ; de taille plus gauche ? " Là-dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche ; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie ? J'étais dans une colère !

Silvia
Pardi ! voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là.

Flaminia
Sans difficulté.

Silvia
Que je hais ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le prince m'aime et qu'il les laisse là ?

Flaminia
Oh ! elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera et qu'il en rira tout le premier.

Silvia
Hum ! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin ; sans cela j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là.

Flaminia
Ah ! qu'elles mériteraient bien d'être punies ! Je leur ai dit : "Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au prince ; et si elle le voulait, il ne daignerait pas vous regarder. "

Silvia
Pardi ! vous voyez bien ce qui en est ; il ne tient qu'à moi de les confondre.

Flaminia
Voilà de la compagnie qui vous vient.

Silvia
Eh ! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé ; c'est lui-même. Voyez la belle physionomie d'homme !

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