ACTE TROISIÈME - Scène IV


Arlequin
Voilà mon homme de tantôt. Ma foi ! monsieur le médisant (car je ne sais point votre autre nom)
, je n'ai rien dit de vous au prince, par la raison que je ne l'ai point vu.

Le Seigneur
Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin ; mais je suis sorti d'embarras et rentré dans les bonnes grâces du prince, sur l'assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi ; j'espère qu'à votre tour vous me tiendrez parole.

Arlequin
Oh ! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur.

Le Seigneur
De grâce, ne vous ressouvenez plus de rien, et réconciliez-vous avec moi en faveur du présent que je vous apporte de la part du prince ; c'est de tous les présents le plus grand qu'on puisse vous faire.

Arlequin
Est-ce Silvia que vous m'apportez ?

Le Seigneur
Non. Le présent dont il s'agit est dans ma poche. Ce sont des lettres de noblesse dont le prince vous gratifie comme parent de Silvia ; car on dit que vous l'êtes un peu.

Arlequin
Pas un brin ; remportez cela ; car, si je le prenais, ce serait friponner la gratification.

Le Seigneur
Acceptez toujours ; qu'importe ? Vous ferez plaisir au prince. Refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de cœur ?

Arlequin
J'ai pourtant bon cœur aussi. Pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler ; mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-être sans le savoir.

Le Seigneur
Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera.

Arlequin
Qu'est-ce que c'est donc ?

Le Seigneur
En voilà bien d'une autre ! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'élever.

Arlequin
Un orgueil qui est noble ! Donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres ?

Le Seigneur
Vous ne me comprenez pas ; cet orgueil ne signifie-là qu'un désir de gloire.

Arlequin
Par ma foi ! sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc et blanc bonnet.

Le Seigneur
Prenez, vous dis-je ne serez-vous pas bien aise d'être gentilhomme ?

Arlequin
Eh ! je n'en serais ni bien aise ni fâché ; c'est suivant la fantaisie qu'on a.

Le Seigneur
Vous y trouverez de l'avantage ; vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins.

Arlequin
J'ai opinion que cela les empêcherait de m'aimer de bon cœur ; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage ; je ne saurais faire tant de choses à la fois.

Le Seigneur
Vous m'étonnez !

Arlequin
Voilà comme je suis bâti. D'ailleurs, voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne ; mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'être toujours brave homme je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bâtons à cause qu'on n'oserait les lui rendre.

Le Seigneur
Et si on vous donnait ces coups de bâtons, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre ?

Arlequin
Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ.

Le Seigneur
Oh ! comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse.

Arlequin
Têtubleu ! vous avez raison, je ne suis qu'une bête. Allons, me voilà noble ; je garde le parchemin ; je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse ; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le prince aussi ; car il est bien obligeant dans le fond.

Le Seigneur
Je suis charmé de vous voir content ; adieu.

Arlequin
Je suis votre serviteur. Monsieur ! monsieur !

Le Seigneur
Que me voulez-vous ?

Arlequin
Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien ? car il faut faire son devoir dans une charge.

Le Seigneur
Elle oblige à être honnête homme.

Arlequin
Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi ?

Le Seigneur
N'y songez plus ; un gentilhomme doit être généreux.

Arlequin
Généreux et honnête homme ! Vertuchoux ! ces devoirs-là sont bons ; je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme ?

Le Seigneur
Nullement.

Arlequin
Diantre ! il y a donc bien des nobles qui payent la taille ?

Le Seigneur
Je n'en sais pas le nombre.

Arlequin
Est-ce là tout ? N'y a-t-il plus d'autre devoir ?

Le Seigneur
Non ; cependant vous, qui, suivant toute apparence, serez favori du prince, vous aurez un devoir de plus ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. À l'égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre.

Arlequin
Tout doucement ces dernières obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. Premièrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malepeste, quel honneur !

Le Seigneur
Vous approuverez ce que cela veut dire ; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou périr plutôt que de la souffrir.

Arlequin
Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à-l'âne ; car si je suis obligé d'être généreux, il faut que je pardonne aux gens ; si je suis obligé d'être méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer ces hommes-là et les laisser vivre ?

Le Seigneur
Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas.

Arlequin
Je vous entends ; il m'est défendu d'être meilleur que les autres ; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur ? Par la mardi ! la méchanceté n'est pas rare ; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention ! Tenez, accommodons-nous plutôt ; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? Dites-moi votre dernier mot.

Le Seigneur
Une injure répondue à une injure ne suffit point. Cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vôtre.

Arlequin
Que la tache y reste ! Vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la rivière. Je vous rends votre paquet de noblesse ; mon honneur n'est pas fait pour être noble ; il est trop raisonnable pour cela. Bonjour.

Le Seigneur
Vous n'y songez pas.

Arlequin
Sans compliment, reprenez votre affaire.

Le Seigneur
Gardez-le toujours ; vous vous ajusterez avec le prince ; on n'y regardera pas de si près avec vous.

Arlequin
Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi.

Le Seigneur
À la bonne heure ; vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur.

Arlequin
Et moi le vôtre.

Autres textes de Marivaux

La Surprise de l'Amour

(PIERRE, JACQUELINE.)PIERRETiens, Jacquelaine, t'as une himeur qui me fâche. Pargué ! encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.JACQUELINEMais qu'est-ce qu'il te faut donc ? Tu me veux pour ta...

La Seconde Surprise de l'amour

(LA MARQUISE, LISETTE.)(La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu'elle le sache.)La Marquise (s'arrêtant et soupirant.)Ah !Lisette (derrière elle.)Ah !La MarquiseQu'est-ce que j'entends là ?...

La Réunion des Amours

(L'AMOUR, qui entre d'un côté, CUPIDON, de l'autre.)CUPIDON (, à part.)Que vois-je ? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?L'AMOUR (, à...

La Provinciale

(MADAME LÉPINE, LE CHEVALIER, LA RAMÉE)(Ils entrent en se parlant.)MADAME LÉPINEAh ! vraiment, il est bien temps de venir : je n'ai plus le loisir de vous entretenir ; il...

La mère confidente

(DORANTE, LISETTE.)DORANTEQuoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?LISETTEElle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024