Acte Premier - Scène première


Une salle à manger au Parc des Princes. Porte vitrée au fond, donnant sur le jardin. Un fauteuil de chaque côté de la porte. Portes à droite et à gauche, 2e plan. À droite de la porte de droite, une chaise adossée au mur. À droite, tout à fait au premier plan et adossé à la muraille, un piano ; tabouret de piano devant le piano. À gauche, premier plan contre le mur, un petit bureau- secrétaire ; chaise devant le bureau. Au fond, à droite de la porte d'entrée et après le fauteuil, une table de desserte. À gauche de la porte et également après le fauteuil, un buffet. Au milieu de la scène, une table servie avec cinq chaises autour. 


AMANDINE. MARTHE. JULIE. PACAREL. LANDERNAU. TIBURCE. LA BONNE. Tous sont assis à table. Pacarel face au public, ayant à sa droite Julie et Amandine à sa gauche. Landernau est à côté de Julie, Marthe à côté d'Amandine. Pacarel porte à la boutonnière le ruban d'Officier d'Académie avec les petites palmes en argent. Tiburce, au fond à gauche, sert avec la bonne.

PACAREL
Excellent, ce canard !

MARTHE
La recette est du docteur Landernau.

LANDERNAU
Eh ! parbleu, c'est le canard à la Rouennaise ! Tout le mystère est dans la façon de le tuer… C'est très simple… au moyen d'une constriction exercée de la main contre le cou du canard, n'est-ce pas, l'air ne pénétrant plus dans le thorax, l'hématose se fait incomplètement, ce qui amène des extravasations sanguines dans le tissu cellulaire qui sépare les muscles sus-hyoïdiens, et sous- hyoïdiens, par conséquent…

PACAREL
Oui, enfin, vous lui tordez le cou… Ces médecins, ça ne peut rien dire comme les autres… Eh ! bien, c'est excellent.

LANDERNAU
Avec ça, ce canard est d'un tendre…

PACAREL
Ah ! c'est ma femme elle-même qui l'a acheté.

MARTHE
Oui… Figurez-vous que j'avais même oublié mon porte-monnaie… Et voilà que j'avais pris le tramway… Heureusement qu'il y avait là un jeune homme très galant qui m'a prêté six sous… J'ai dû être très aimable avec lui.

AMANDINE
Il y a toujours des hommes pour les bonnes occasions.

PACAREL
Oui, seulement il n'y a pas de bonnes occasions pour tous les hommes. (À Tiburce.)
Apportez-nous le champagne.
(Tiburce remonte chercher le champagne sur le buffet pendant que la bonne enlève les verres à vin et la carafe.)


AMANDINE
Ah ! je l'adore… mais mon mari, le docteur, me le défend… il dit que ça m'excite trop ! Il ne me le permet que pour mes bains.

TIBURCE (à part)
Ah ! pauvre chatte !

PACAREL
Allons ! tendez vos verres… et vous savez, c'est du vin ! Je ne vous dis que ça… il me vient de Troyes, ville aussi célèbre par son champagne que par le cheval de ce nom.

JULIE
Mais non papa, le cheval et le champagne, ça n'a aucun rapport. Ça ne s'écrit même pas la même chose.

PACAREL
Pardon ! ai-je dit que… cheval et champagne, ça s'écrit la même chose ?

JULIE
Je ne te dis pas !… Mais il y a Troie et Troyes…ce qui fait deux.

LANDERNAU
Permettez… trois et trois font six.

PACAREL
Ah ! très drôle ! Messieurs… Mesdames… Je demande la parole…
(Il se lève.)


AMANDINE
Laissez parler M. Pacarel.

MARTHE
Parle !… Mon mari était fait pour être tribun,

PACAREL
Messieurs… Mesdames… on ne pourra pas nier.

MARTHE
Ah ! à propos de panier, ma chère Amandine. j'ai retrouvé le vôtre, votre panier à ouvrage

AMANDINE
Mon panier, ah ! moi qui le cherchais !

PACAREL
Messieurs, mesdames…

TOUS
Chut.

PACAREL
Allez-vous bientôt me laisser parler ?

MARTHE
Va, mon ami. (À Amandine.)
Vous me ferez penser à vous le rendre tout à l'heure.

PACAREL
Messieurs et Mesdames… et surtout toi, ma fille… je vous ménage une surprise (À Tiburce.)
Apportez-nous les rince-bouche.

MARTHE
C'est ça ta surprise

PACAREL
Non, ce n'est qu'une interruption… Je veux m'habituer pour si jamais je suis député… (À Tiburce.)
Eh ! bien, vous n'entendez pas ? J'ai demandé que vous m'apportassiez les rince-bouche.

TIBURCE
Voilà ! Je vais vous l'apportasser !

PACAREL
D'abord on dit apporter… On ne dit pas apportasser.

TIBURCE
Ah ! je pensais faire plaisir à Monsieur… comme Monsieur vient de le dire… Oh ! les maîtres !…
(Il sort.)


AMANDINE
Monsieur Pacarel, vous avez la parole…

TOUS
La surprise !… La surprise !…

PACAREL
Voilà… Je serai bref… Julie. tu t'es illustrée dans ta famille par la confection d'un opéra… tu as refait Faust après Gounod… Gounod était né avant toi, il était tout naturel qu'il eût pris les devants. Ton Faust, j'ai résolu de le faire jouer à l'Opéra même… Je me suis enrichi dans la fabrication du sucre par l'exploitation des diabétiques… il ne manque plus qu'un peu de lustre à mon nom… Eh ! bien, ce lustre, c'est toi qui me le donneras. Tu es mon œuvre, cet opéra est ton œuvre. Or, les œuvres de nos œuvres sont nos œuvres, par conséquent, Faust est mon œuvre. J'ai dit !

TOUS
Bravo ! Bravo !

LANDERNAU
Mais cela ne nous dit pas comment tu t'y prendras pour le faire jouer.

PACAREL
Attends donc !… L'autre jour, j'ai appris que l'Opéra avait l'intention d'engager un ténor merveilleux… une voix tu sais… comme je sens que j'en ai une en dedans… si elle voulait sortir… Ce ténor chante à Bordeaux… il s'appelle Dujeton et a un avenir immense… Qu'est-ce que je fais ?… je télégraphie à mon vieil ami Dufausset ! "Engage pour moi, n'importe quel prix, ténor Dujeton ! Actuellement Bordeaux et expédie directement. " Vous comprenez, une fois en possession du ténor… je le lie à moi… L'Opéra se traîne à mes genoux… et en même temps que je lui repasse mon ténor, je lui impose mon opéra et voilà les Pacarel qui passent à la postérité…
Messieurs, Mesdames, à votre santé.

TOUS
Hip ! hip ! hip ! hurrah !

JULIE (se lève)
Ah ! papa, que je suis contente !
Elle l'embrasse.

PACAREL
Prends donc garde à mon col… tu peux bien embrasser sans te suspendre… Tiens, embrasse ta belle-mère, plutôt.
(Elle va embrasser Marthe.)


MARTHE (après que Julie l'a embrassée)
D'abord, ne dis pas toujours ta belle-mère, ça me vieillit, moi, ça me donne l'air d'une conserve.

AMANDINE
Hé ! Hé ! les conserves valent souvent mieux que les primeurs !
(On apporte les rince-bouche.)


PACAREL (à part)
Elle prêche pour son saint, la maman Landernau.

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