Acte II - Scène IV



MARTHE, PUIS LANOIX, PUIS AMANDINE

MARTHE (seule)
On n'a pas idée de confier des lettres si compromettantes à un tiers… Heureusement que Landernau ne s'est pas méfié !…
(Elle s'assied sur le canapé.)


LANOIX (entrant du fond droite)
Eh bien !… vous savez, elle n'y était pas dans la serre. Tiens, ce n'est plus Bibiche, c'est Mme Pacarel.

MARTHE
Ce Dufausset a une audace !…

LANOIX (saluant)
Madame…

MARTHE
Que peut-il m'écrire ?

LANOIX (saluant)
Madame !… (À part.)
Eh bien ! Elle est comme l'autre…

MARTHE (lisant)
"Il faut à tout prix que je vous parle…" Hein ?

LANOIX
Et elle lit aussi… c'est donc le cabinet de lecture ?

MARTHE (lisant)
"Il faut à tout prix que je vous parle… Vous avez bien voulu… (Ne pouvant pas lire.)
… Bien voulu…"

LANOIX (continuant la phrase comme une leçon bien apprise par cœur.)
… "Bien voulu m'encourager… je me risque…"

MARTHE (se levant)
Hein ?… vous !… comment savez-vous ?…

LANOIX
Oh ! je dis ça… Je suppose… (À part.)
C'est une circulaire !

MARTHE
Mais alors vous avez lu ?

LANOIX
Non !… Je ne connais que cette phrase… voilà tout… Quelque lettre de quémandeur, hein ?… c'est sans importance.

MARTHE
Oui, justement… (À part, en passant au premier plan.)
Il m'a fait une peur.
(Elle s'assied à droite du guéridon, deuxième chaise.)


LANOIX (s'asseyant sur la chaise volante qu'il a portée près de Marthe. entre elle et le canapé)
Et vous allez bien, aujourd'hui, chère future belle-mère ?

MARTHE (à part)
Comment, il s'installe !… (Haut.)
Oui, oui, très bien… Je vous remercie.

LANOIX (sans se déconcerter devant l'accueil de Marthe)
J'ai été très souffrant cette nuit.

MARTHE (énervée et quittant sa chaise pour aller s'asseoir sur la première chaise, à gauche du guéridon)
Allons, tant mieux !

LANOIX (quittant sa chaise et s'asseyant sur celle que vient de quitter Marthe)
Figurez-vous que je cherche ma fiancée pour lui offrir ce bouquet… Mme Landernau m'a dit qu'elle était dans la serre… elle n'y était pas, dans la serre.

MARTHE
Non, non, en effet… (Lisant à la dérobée.)
"Le jour on n'est pas tranquille…"

LANOIX
Vous ne savez pas où je pourrais la trouver ?

MARTHE (. À PART)
Dieu ! qu'il est ennuyeux ! (Haut.)
Qui ?

LANOIX
Ma fiancée !

MARTHE (à bout de patience, à part)
Oh !… (Haut et pour s'en débarrasser.)
Au grenier !

LANOIX
Au grenier !… Quelle drôle d'idée !… J'y cours ! (Saluant.)
Madame…
(Il sort, fond gauche.)


MARTHE (après avoir replacé la chaise derrière le canapé)
Ce n'est pas malheureux !… Lisons !… "Accordez-moi pour cette nuit une entrevue dans la serre…" Il est fou ! mais pour qui me prend-il ?… (Lisant.)
"Je vous jure que ce sera en tout bien tout honneur…" Ah ! en tout bien, tout… Je me disais aussi !… (Lisant.)
"Réfléchissez… je suis un galant homme…" (Parlé.)
Non… non… je ne peux pas… qu'est-ce qu'on dirait ?… la nuit c'est très dangereux… les "tout bien… tout honneur"… Oui, mais d'un autre côté, si je n'y vais pas… je lui fais une avanie, puisqu'il me dit : "Je suis un galant homme. " J'aurais l'air d'en douter… tandis qu'en y allant, il se trouve engagé et ce sera plus poli de ma part… Et puis… et puis… ça ne sera peut-être pas ennuyeux… (Lisant.)
"Si vous consentez, dites à votre mari d'agiter son mouchoir quand il me verra, en chantant à votre choix : Colimaçon borgne ou Coucou, ah ! le voilà !…" Ah ! il faudra que… (Elle fait signe d'agiter son mouchoir.)
C'est lui qui donnera le signal… Non… je me fais un scrupule… après ça… je lui dirai de ne pas agiter trop fort… ça atténuera… (Lisant.)
"Vous m'indiquerez l'heure, par autant de raies que vous tracerez à la craie sur son dos…" Oh ! non… ça, non… Je n'oserai jamais… rayer mon mari. (S'asseyant sur le canapé. Lisant.)
"À propos, j'ai bien trouvé des jarretières… mais on demande la mesure ! …" (Parlé.)
Décidément, il doit être actionnaire dans une fabrique…

AMANDINE (entrant de gauche, deuxième plan)
Marthe !… Elle n'a dû rien comprendre… Il faut que j'en aie le cœur net !…

MARTHE
Bibiche !…
(Mouvement d'embarras. Marthe s'écarte un peu sur le canapé pour faire une place à Amandine.)


AMANDINE (minaudant en se trémoussant pour se mettre à l'aise)
Comme vous tenez de la place…

MARTHE
Moi ?…

AMANDINE (s'installant)
Ah ! là ! c'est bien. (Moment de silence.)
Euh !… vous avez vu mon mari ?…

MARTHE
Mais oui… en effet…

AMANDINE
Il a dû vous remettre un billet…

MARTHE
Hein ?… Comment savez-vous ?

AMANDINE
Je le sais, parce que je l'ai eu entre mes mains.

MARTHE
Ah !… vous l'avez… (À part.)
Il est donc fou, ce Dufausset. on n'a pas idée de faire faire la chaîne, avec ces choses-là !…

AMANDINE
Oh !… vous savez… ce billet… je ne l'ai pas lu…

MARTHE
Ah !… vous !… Je respire…

AMANDINE
Pas plus que vous, j'espère…

MARTHE
Moi !… mais pour qui me prenez-vous ?… Je ne lis pas les billets…

AMANDINE
C'est comme moi, j'ai des principes…

MARTHE (À PART)
Elle ne se doute de rien… je suis sauvée !

AMANDINE (à part)
Elle n'a rien vu… je suis tranquille… (haut,)
… Mais ce billet ?…

MARTHE
Je l'ai déchiré… Que vouliez-vous que j'en fisse ?

AMANDINE
Ah !… Vous auriez pu me le remettre.

MARTHE (à part)
Tiens ! Voyez-vous ça… (Haut.)
J'ai trouvé plus digne de le déchirer.

AMANDINE (à part)
Après tout… je m'en moque… Je l'ai lu… (Haut.)
Dites donc, c'était sans doute quelque déclaration d'un amoureux timide ?…

MARTHE (minaudant)
Ce billet ?… Oh ! Non !…

AMANDINE (minaudant)
Et si… si… quoi,… on n'est pas responsable des sentiments que l'on inspire.

MARTHE
Oh !… oui… Mais non… vous vous illusionnez… c'est inadmissible.

AMANDINE
Hein ?… Pourquoi donc, s'il vous plaît ?…

MARTHE
Il faudrait que cet amoureux ne fût pas difficile !… L'objet n'en vaut vraiment pas la peine.

AMANDINE
L'objet… En voilà une façon… Et comment ça, pas la peine ?…

MARTHE
Merci… C'est gentil ce que vous dites là… Mais il n'y a pas d'illusion à se faire… Voyez-vous, il faut en rabattre… on n'est plus femme à exciter des passions.

AMANDINE (à part)
Est-elle impertinente !… (Sèchement.)
Sachez qu'on est aussi bien en état d'exciter des passions que certaines personnes…

MARTHE
Ce serait de la fatuité de le penser…

AMANDINE
Tout le monde ne dit pas comme vous… Si la Colonne Vendôme pouvait parler…

MARTHE
La Colonne Vendôme n'a rien à faire là-dedans.

AMANDINE
Je vous demande pardon… Moi au moins je n'avance rien sans pièces à l'appui… C'est bien facile de parler… Ce qu'il faut… c'est prouver… Or, tout le monde n'en sortirait pas de sa poche, des colonnes Vendôme…

MARTHE
Qu'est-ce qu'elle raconte ?

AMANDINE
Enfin, ma chère, je trouve ce que vous avez dit très déplacé… Et je ne me gêne pas pour vous le dire.
(Elle se lève.)


MARTHE (à part)
Quelle bonne amie !… Elle me défend même contre moi-même. (Haut, se levant,)
Allons… voyons… mettons que je n'ai rien dit…

AMANDINE
Permettez… Vous avez dit "objet" !

MARTHE
Eh bien !… Je le retire… là… tout ça n'est pas sérieux…

AMANDINE
Vrai !… c'est pas sérieux ? - Ah ! bien… tant mieux… parce que ça me faisait de la peine…

MARTHE
Quel cœur !

AMANDINE
Et vous ne direz plus qu'on n'est pas femme à faire des passions…

MARTHE
Non, là !… ça… ça se dit… C'est pour ne pas avoir l'air de se faire des compliments…

AMANDINE
Qu'est-ce que ça fait, entre nous ?

MARTHE
Eh bien !… Je dirai, si vous voulez, qu'on est la plus belle, la plus charmante, la plus exquise de toutes les femmes.

AMANDINE
Oh ! vous allez d'un excès à l'autre… non… passable… seulement.

MARTHE
Comment, passable ?

AMANDINE
On n'a pas des attraits… des attraits… mais enfin… je vous assure qu'on comprend très bien qu'un homme pas trop vieux… ou bien alors très jeune… qui n'a pas trop l'embarras du choix…

MARTHE
Oh ! Mais !… elle me bêche à présent…

AMANDINE
Enfin, on a vu des choses comme ça… Voyez plutôt la Colonne Vendôme…

MARTHE
Eh ! la Colonne… la Colonne… quand ce serait même la Bastille. (À part.)
Elle m'ennuie à la fin…

AMANDINE
Qu'avez-vous

MARTHE
Je trouve vos propos de mauvais goût.

AMANDINE
Moi !… Oh ! vous êtes trop indulgente pour moi.

MARTHE
On ne parle pas ainsi des gens.

AMANDINE
Ah !… quand ils vous touchent d'aussi près… Enfin, c'est bon… si j'ai été trop loin… je retire… le fait est que j'ai été trop sévère… mais je n'en pense pas un mot,

MARTHE
À la bonne heure !

AMANDINE
Quelle excellente amie…
(Elles se serrent la main…)

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