ACTE V - Scène IV



(LAODICE, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, ANNIBAL)

ANNIBAL
Ah ! c'est vous, généreuse Princesse.
Vous pleurez : votre cœur accomplit sa promesse.
Les voilà donc ces pleurs, mon unique secours,
Qui devaient m'avertir du péril que je cours !

LAODICE
Oui, je vous rends enfin ce funeste service ;
Mais de la trahison le roi n'est point complice.
Fidèle à votre gloire, il veut la garantir :
Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir.
Quelques avis certains m'ont découvert qu'un traître
Qui pense qu'un forfait obligera son maître,
Qu'Hiéron en secret informe les Romains ;
Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains.

ANNIBAL
Je dois beaucoup aux dieux : ils m'ont comblé de gloire,
Et j'en laisse après moi l'éclatante mémoire.
Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux,
C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous.
Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore,
Et je fais vanité d'un aveu qui m'honore.
Je ne pouvais jamais espérer de retour,
Mais votre cœur me donne autant que son amour.
Eh ! que dis-je ? l'amour vaut-il donc mon partage ?
Non, ce cœur généreux m'a donné davantage :
J'ai pour moi sa vertu, dont la fidélité
Voulut même immoler le feu qui l'a flatté.
Eh quoi ! vous gémissez, vous répandez des larmes !
Ah ! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes !
Que d'estime pour moi me découvrent vos pleurs !
Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs ?
Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice ;
Que l'amour de ma gloire à présent les tarisse.
Puisque la mort m'arrache aux injures du sort,
Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort.

LAODICE
Ah ! Seigneur, cet aveu me glace d'épouvante.
Ne me présentez point cette image sanglante.
Sans doute que le ciel m'a dérobé l'horreur
De ce funeste soin que vous devait mon cœur.
Si le terrible effet en eût frappé ma vue,
Ah ! jamais jusqu'ici je ne serais venue.

ANNIBAL
Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort.

LAODICE
Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort,
Qu'auprès du roi…

ANNIBAL
Madame, il serait inutile ;
Les moments me sont chers, je cours à mon asile.

LAODICE
À votre asile ! ô ciel ! Seigneur où courez-vous ?

ANNIBAL
Mériter tous vos soins.

LAODICE
Quelle honte pour nous !

ANNIBAL
Je ne vous dis plus rien ; la vertu, quand on l'aime,
Porte de nos bienfaits le salaire elle-même.
Mon admiration, mon respect, mon amour,
Voilà ce que je puis vous offrir en ce jour ;
Mais vous les méritez. Je fuis, quelqu'un s'avance.
Adieu, chère Princesse.

Autres textes de Marivaux

La Surprise de l'Amour

(PIERRE, JACQUELINE.)PIERRETiens, Jacquelaine, t'as une himeur qui me fâche. Pargué ! encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.JACQUELINEMais qu'est-ce qu'il te faut donc ? Tu me veux pour ta...

La Seconde Surprise de l'amour

(LA MARQUISE, LISETTE.)(La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu'elle le sache.)La Marquise (s'arrêtant et soupirant.)Ah !Lisette (derrière elle.)Ah !La MarquiseQu'est-ce que j'entends là ?...

La Réunion des Amours

(L'AMOUR, qui entre d'un côté, CUPIDON, de l'autre.)CUPIDON (, à part.)Que vois-je ? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?L'AMOUR (, à...

La Provinciale

(MADAME LÉPINE, LE CHEVALIER, LA RAMÉE)(Ils entrent en se parlant.)MADAME LÉPINEAh ! vraiment, il est bien temps de venir : je n'ai plus le loisir de vous entretenir ; il...

La mère confidente

(DORANTE, LISETTE.)DORANTEQuoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?LISETTEElle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024