ACTE IV - Scène II



(LAODICE, ANNIBAL)

ANNIBAL
Enfin voici l'instant
Où tout semble annoncer qu'un outrage m'attend.
Un outrage, grands dieux ! À ce seul mot, Madame,
Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon âme.
Dans un pareil danger, il doit m'être permis,
Sans craindre d'être vain, d'exposer qui je suis.
J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mémoire
D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire ;
Et qu'à ce souvenir votre cœur excité,
Redouble encor pour moi sa générosité.
Je ne vous dirai plus de presser votre père
De tenir les serments qu'il a voulu me faire.
Ces serments me flattaient du bonheur d'être à vous ;
Voilà ce que mon cœur y trouvait de plus doux.
Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte ;
Mais j'ignore où s'étend le coup qu'elle me porte.
Instruisez Annibal ; il n'a que vous ici.
Par qui de ses projets il puisse être éclairci.
Des devoirs où pour moi votre foi vous oblige,
Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige.
Songez que votre cœur est pour moi dans ces lieux
L'incorruptible ami que me laissent les dieux.
On vous offre un époux, sans doute ; mais j'ignore
Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore.
Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui
Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui,
Et je vous l'avouerai, mon courage s'étonne
Des desseins où l'effroi peut-être l'abandonne.
Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main,
Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin.
Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse
La faveur que ma gloire attend de Laodice.
Quel est donc cet époux que l'on vient vous offrir ?
Puis-je vivre, ou faut-il me hâter de mourir ?

LAODICE
Vivez, Seigneur, vivez ; j'estime trop moi-même
Et la gloire et le cœur de ce héros qui m'aime
Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux
Quelqu'un lui réservait un sort injurieux.
Oui, puisque c'est à moi que ce héros se livre,
Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai juré de vivre,
Vous devez être sûr qu'un cœur tel que le mien
Prendra les sentiments qui conviennent au sien ;
Et que, me conformant à votre grand courage,
Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage,
Et que la seule mort pût vous en garantir,
Mes larmes couleraient pour vous en avertir.
Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles :
Les dieux m'épargneront des larmes si cruelles ;
Mon père est vertueux ; et si le sort jaloux
S'opposait aux desseins qu'il a formés pour nous,
Si par de fiers tyrans sa vertu traversée
À faillir envers vous est aujourd'hui forcée,
Gardez-vous cependant de penser que son cœur
Pût d'une trahison méditer la noirceur.

ANNIBAL
Je vous entends : la main qui me fut accordée,
Pour un nouvel époux Rome l'a demandée,
Voilà quel est le soin que Rome prend de vous.
Mais, dites-moi, de grâce, aimez-vous cet époux ?
Vous faites-vous pour moi la moindre violence ?
Madame, honorez-moi de cette confidence.
Parlez-moi sans détour : content d'être estimé,
Je me connais trop bien pour vouloir être aimé.

LAODICE
C'est à vous cependant que je dois ma tendresse.

ANNIBAL
Et moi, je la refuse, adorable Princesse,
Et je n'exige point qu'un cœur si vertueux
S'immole en remplissant un devoir rigoureux ;
Que d'un si noble effort le prix soit un supplice.
Non, non, je vous dégage, et je me fais justice ;
Et je rends à ce cœur, dont l'amour me fut dû,
Le pénible présent que me fait sa vertu.
Ce cœur est prévenu, je m'aperçois qu'il aime.
Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-même.
Si je le méritais, et que l'offre du mien
Pût plaire à Laodice et me valoir le sien,
Je n'aurais consacré mon courage et ma vie
Qu'à m'acquérir ce bien que je lui sacrifie.
Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour,
Je serais un ingrat d'en croire mon amour.
Je verrai Prusias, résolu de lui dire
Qu'aux désirs du Sénat son effroi peut souscrire,
Et je vais le presser d'éclaircir un soupçon
Que mon âme inquiète a pris avec raison.
Peut-être cependant ma crainte est-elle vaine ;
Peut-être notre hymen est tout ce qui le gêne :
Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains
Un sort livré peut-être aux fureurs des Romains.
Quand même je fuirais, la retraite est peu sûre.
Fuir, c'est en pareil cas donner jour à l'injure ;
C'est enhardir le crime ; et pour l'épouvanter,
Le parti le plus sûr c'est de m'y présenter.
Il ne m'importe plus d'être informé, Madame,
Du reste des secrets que j'ai lus dans votre âme ;
Et ce serait ici fatiguer votre cœur
Que de lui demander le nom de son vainqueur.
Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence,
Et je n'ai pas besoin de cette confidence.
Je sors : si dans ces lieux on n'en veut qu'à mes jours,
Laissez mes ennemis en terminer le cours.
Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire
Un trop pénible aveu des faiblesses d'un père.
S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras
Cède à mes ennemis le soin de mon trépas,
Et que, de leur effroi victime glorieuse,
J'en assure, en mourant, la mémoire honteuse,
Et qu'on sache à jamais que Rome et son Sénat
Ont porté cet effroi jusqu'à l'assassinat.
Mais je vous quitte, on vient.

LAODICE
Seigneur, le temps me presse.
Mais, quoique vous ayez pénétré ma faiblesse,
Vous m'estimez assez pour ne présumer pas
Qu'on puisse m'obtenir après votre trépas.

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