ACTE II - Scène II



(PRUSIAS, ANNIBAL, FLAMINIUS, FLAVIUS, suite du roi.)

FLAMINIUS
Rome, qui vous observe, et de qui la clémence
Vous a fait jusqu'ici grâce de sa vengeance,
A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous
Vous dire le danger où vous met son courroux.
Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre,
Entre Artamène et vous renouvellent la guerre.
Rome la désapprouve, et déjà le Sénat
Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat.
Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre
Quel parti là-dessus vous feriez bien de prendre ;
Qu'il souhaitait enfin qu'on eût, en pareil cas,
Recours à sa justice, et non à des combats.
Cet auguste Sénat, qui peut parler en maître,
Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'être,
Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux,
Vous n'attendriez pas qu'il vous dît : je le veux.
Il le dit aujourd'hui ; c'est moi qui vous l'annonce.
Vous allez vous juger en me faisant réponse.
Ainsi, quand le pardon vous est encore offert,
N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd.
Pour écarter de vous tout dessein téméraire,
Empruntez le secours d'un effroi salutaire :
Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois
Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix.
Présentez à vos yeux cette foule de princes,
Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces,
Les autres gémissants ; abandonnés aux fers,
De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers.
Voilà, pour imposer silence à votre audace,
Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse.
Vous vaincrez Artamène, et vos heureux destins
Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains.
Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente,
Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente ?
Que ferez-vous du vôtre, et qui vous sauvera
Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra ?
Restez en paix, régnez, gardez votre couronne :
Le Sénat vous la laisse, ou plutôt vous la donne.
Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaît ;
Je ne vous connais point de plus grand intérêt.
Consultez nos amis : ce qu'ils ont de puissance
N'est que le prix heureux de leur obéissance.
Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition
Respecte un roi qui vit sous sa protection.

PRUSIAS
Seigneur, quand le Sénat s'abstiendrait d'un langage
Qui fait à tous les rois un si sensible outrage ;
Que, sans me conseiller le secours de l'effroi,
Il dirait simplement ce qu'il attend de moi ;
Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-même
Ce front, qu'avec éclat distingue un diadème,
Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur
N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur.
Vous ne m'étonnez point, Seigneur, et la menace
Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place.
Un roi, sans s'alarmer d'un procédé si haut,
Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut.
C'est de ses actions la raison qui décide,
Et l'outrage jamais ne le rend plus timide.
Artamène avec moi, Seigneur, fit un traité
Qui de sa part encore n'est pas exécuté :
Et quand je l'en pressais, j'appris que son armée
Pour venir me surprendre était déjà formée.
Son perfide dessein alors m'étant connu,
J'ai rassemblé la mienne, et je l'ai prévenu.
Le Sénat pourrait-il approuver l'injustice,
Et d'une lâcheté veut-il être complice ?
Son pouvoir n'est-il pas guidé par la raison ?
Vos alliés ont-ils le droit de trahison ?
Et lorsque je suis prêt d'en être la victime,
M'en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime ?

FLAMINIUS
Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait ?
À ce traité vous-même avez-vous satisfait ?
Et pourquoi d'Artamène accuser la conduite,
Seigneur, si de la vôtre elle n'est que la suite ?
Vous aviez fait la paix : pourquoi dans vos États
Avez-vous conservé, même accru vos soldats ?
Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle,
Lui laisser soupçonner qu'elle était infidèle,
Et l'engager à prendre une précaution
Qui servît de prétexte à votre ambition ?
Mais le Sénat a vu votre coupable ruse,
Et ne recevra point une frivole excuse.
Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux
Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux.
Songez-y ; mais surtout tâchez de vous défendre
Du poison des conseils dont on veut vous surprendre.

ANNIBAL
S'il écoute les miens, ou s'il prend les meilleurs,
Rome ira proposer son esclavage ailleurs.
Prusias indigné poursuivra la conquête
Qu'à lui livrer bientôt la victoire s'apprête.
Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui
Que pour ce fier Sénat qui l'insulte aujourd'hui.
Si le roi contre lui veut en faire l'épreuve,
Moi, qui vous parle, moi, je m'engage à la preuve.

FLAMINIUS
Le projet est hardi. Cependant votre état
Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat ;
Et votre orgueil, réduit à chercher un asile,
Fournit à Prusias un espoir bien fragile.

ANNIBAL
Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal
À vanter le Sénat aux dépens d'Annibal.
Cet état où je suis rappelle une matière
Dont votre Rome aurait à rougir la première.
Ne vous souvient-il plus du temps où dans mes mains
La victoire avait mis le destin des Romains ?
Retracez-vous ce temps où par moi l'Italie
D'épouvante, d'horreur et de sang fut remplie.
Laissons de vains discours, dont le faste menteur
De ma chute aux Romains semble donner l'honneur.
Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource ?
Parlez, quelqu'un de vous arrêta-t-il ma course ?
Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis,
Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis.
De ce peuple insolent, qui veut qu'on obéisse,
Le fer et l'esclavage allaient faire justice ;
Et les rois, que soumet sa superbe amitié,
En verraient à présent le reste avec pitié.
Ô Rome ! tes destins ont pris une autre face.
Ma lenteur, ou plutôt mon mépris te fit grâce
Négligeant des progrès qui me semblaient trop sûrs,
Je laissai respirer ton peuple dans tes murs.
Il échappa depuis, et ma seule imprudence
Des Romains abattus releva l'espérance.
Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas,
Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras ;
Et si Flaminius voulait parler sans feindre,
Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'à me craindre.
En effet, si le roi profite du séjour
Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour,
S'il ose pour lui-même employer mon courage,
Je n'en demande pas à ces dieux davantage.
Le Sénat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui,
Pourra voir arriver le danger jusqu'à lui.
Je sais me corriger ; il sera difficile
De me réduire alors à chercher un asile.

FLAMINIUS
Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur,
S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son cœur.
Du moins, cette lenteur et cette négligence
Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance ;
Et l'aspect de nos murs si remplis de héros
Put bien vous conseiller le parti du repos.
Vous vous corrigerez ? Et pourquoi dans l'Afrique
N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique ?
Serait-ce qu'il manquait à votre instruction
La honte d'être encor vaincu par Scipion ?
Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire,
Et vous avez raison quand vous en faites gloire.
Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer
Tous les rois dont l'audace osera s'y fier.
Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre
Avait à soutenir le fardeau de la guerre.
L'univers attentif crut la voir en danger,
Douta que ses efforts pussent l'en dégager.
L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre
Qu'on ne devait jamais espérer de la vaincre,
Voulut jusqu'à ses murs vous ouvrir un chemin,
Pour qu'on la crût encor plus proche de sa fin,
Et que la terre après, détrompée et surprise,
Apprît à l'avenir à nous être soumise.

ANNIBAL
À tant de vains discours, je vois votre embarras ;
Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas.
Rome allait succomber : son vainqueur la néglige ;
Elle en a profité ; voilà tout le prodige.
Tout le reste est chimère ou pure vanité,
Qui déshonore Rome et toute sa fierté.

FLAMINIUS
Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre :
Tout est indifférent de qui n'est plus à craindre.

ANNIBAL
Arrêtez, et cessez d'insulter au malheur
D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur ;
Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne,
Les grands coups qu'Annibal a portés à la sienne
Doivent du moins apprendre aux Romains généreux
Qu'il a bien mérité d'être respecté d'eux.
Je sors ; je ne pourrais m'empêcher de répondre
À des discours qu'il est trop aisé de confondre.

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