ACTE PREMIER - Scène première



(LAODICE, ÉGINE)

ÉGINE
Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes,
Madame ; de vos yeux j'ai vu couler des larmes.
Quel important sujet a pu donc aujourd'hui
Verser dans votre cœur la tristesse et l'ennui ?

LAODICE
Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie ?

ÉGINE
Flaminius.

LAODICE
Pourquoi faut-il que je le voie ?
Sans lui j'allais, sans trouble, épouser Annibal.
Ô Rome ! que ton choix à mon cœur est fatal !
Écoute, je veux bien t'apprendre, chère Égine,
Des pleurs que je versais la secrète origine :
Trois ans se sont passés, depuis qu'en ces États
Le même ambassadeur vint trouver Prusias.
Je n'avais jamais vu de Romain chez mon père ;
Je pensais que d'un roi l'auguste caractère
L'élevait au-dessus du reste des humains :
Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains.
Je vis du moins mon père, orné du diadème,
Honorer ce Romain, le respecter lui-même ;
Et, s'il te faut ici dire la vérité,
Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flatté.
Cependant ces respects et cette déférence
Blessèrent en secret l'orgueil de ma naissance.
J'eus peine à voir un roi qui me donna le jour,
Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour,
Et d'un front couronné perdant toute l'audace,
Devant Flaminius n'oser prendre sa place.
J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain
Des regards qui marquaient un généreux dédain.
Mais du destin sans doute un injuste caprice
Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse :
Mes dédaigneux regards rencontrèrent les siens,
Et les siens, sans effort, confondirent les miens.
Jusques au fond du cœur je me sentis émue ;
Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue.
Je perdis sans regret un impuissant courroux ;
Mon propre abaissement, Égine, me fut doux.
J'oubliai ces respects qui m'avaient offensée ;
Mon père même alors sortit de ma pensée :
Je m'oubliai moi-même, et ne m'occupai plus
Qu'à voir et n'oser voir le seul Flaminius.
Égine, ce récit, que j'ai honte de faire,
De tous mes mouvements t'explique le mystère.

ÉGINE
De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur.
Sans doute, à votre tour, vous surprîtes le cœur.

LAODICE
J'ignore jusqu'ici si je touchai son âme :
J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme ;
J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien :
Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien.
Je le crus cependant, et si sur l'apparence
Il est permis de prendre un peu de confiance,
Égine, il me sembla que, pendant son séjour,
Dans son silence même éclatait son amour.
Mille indices pressants me le faisaient comprendre :
Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre ;
Moi-même, que l'amour sut peut-être tromper,
Je les sens, et ne puis te les développer.
Flaminius partit, Égine, et je veux croire
Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire.
Hélas ! pour revenir à ma tranquillité,
Que de maux à mon cœur n'en a-t-il pas coûté !
J'appelai vainement la raison à mon aide :
Elle irrite l'amour, loin d'y porter remède.
Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux,
En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux.
Je ne me servis plus d'un secours inutile ;
J'attendis que le temps vînt me rendre tranquille :
Je le devins, Égine, et j'ai cru l'être enfin,
Quand j'ai su le retour de ce même Romain.
Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste
D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste ?
Quoi ! j'aimerais encore ! Ah ! puisque je le crains,
Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints ?
D'où naîtraient dans mon cœur de si promptes alarmes ?
Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes ?
Cependant, chère Égine, Annibal a ma foi,
Et je suis destinée à vivre sous sa loi.
Sans amour, il est vrai, j'allais être asservie ;
Mais j'allais partager la gloire de sa vie.
Mon âme, que flattait un partage si grand,
Se disait qu'un héros valait bien un amant.
Hélas ! si dans ce jour mon amour se ranime,
Je deviendrai bien moins épouse que victime.
N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui,
J'achèverai l'hymen qui doit m'unir à lui,
Et dût mon cœur brûler d'une ardeur éternelle,
Égine, il a ma foi ; je lui serai fidèle.

ÉGINE
Madame, le voici.

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