ACTE PREMIER - Scène II



(LAODICE, ANNIBAL, ÉGINE, AMILCAR)

ANNIBAL
Puis-je, sans me flatter,
Espérer qu'un moment vous voudrez m'écouter ?
Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage,
De mes tristes soupirs vous présenter l'hommage :
C'est un secret qu'il faut renfermer dans son cœur,
Quand on n'a plus de grâce à vanter son ardeur.
Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon âme,
M'invite en ce moment à vous parler, Madame.
On attend dans ces lieux un agent des Romains,
Et le roi votre père ignore ses desseins ;
Mais je crois les savoir. Rome me persécute.
Par moi, Rome autrefois se vit près de sa chute ;
Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi
Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi.
Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un homme
Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu'à Rome.
À peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur
M'en écarte aussitôt par un ambassadeur ;
Je puis porter trop loin le succès de leurs armes,
Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes :
Et de l'ambassadeur, peut-être, tout l'emploi
Est de n'oublier rien pour m'éloigner du roi.
Il va même essayer l'impérieux langage
Dont à ses envoyés Rome prescrit l'usage ;
Et ce piège grossier, que tend sa vanité,
Souvent de plus d'un roi surprit la fermeté.
Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse,
Vous possédez du roi l'estime et la tendresse :
Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur
En demander ici l'usage en ma faveur.
Se soustraire au bienfait d'une âme vertueuse,
C'est soi-même souvent l'avoir peu généreuse.
Annibal, destiné pour être votre époux,
N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous :
Et votre cœur, enfin, est assez grand pour croire
Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire.

LAODICE
Oui, je la soutiendrai ; n'en doutez point, Seigneur,
L'espoir que vous formez rend justice à mon cœur.
L'inviolable foi que je vous ai donnée
M'associe aux hasards de votre destinée.
Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins,
Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins.
Croyez à votre tour que j'ai l'âme trop fière
Pour qu'Annibal en vain m'eût fait une prière.
Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez,
Sera plus vertueux que vous ne le croyez :
Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne,
Vos intérêts n'ont pas besoin qu'on les soutienne.

ANNIBAL
Non, je m'occupe ici de plus nobles projets,
Et ne vous parle point de mes seuls intérêts.
Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire
Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire.
Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur :
Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur.
Quand je serais réduit au plus obscur asile,
J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille,
Si d'un roi généreux les soins et l'amitié,
Le nœud dont avec vous je dois être lié,
N'avaient rempli mon cœur de la douce espérance
Que ce bras fera foi de ma reconnaissance ;
Et que l'heureux époux dont vous avez fait choix,
Sur de nouveaux sujets établissant vos lois,
Justifiera l'honneur que me fait Laodice,
En souffrant que ma main à la sienne s'unisse.
Oui, je voudrais encor par des faits éclatants
Réparer entre nous la distance des ans,
Et de tant de lauriers orner cette vieillesse,
Qu'elle effaçât l'éclat que donne la jeunesse.
Mais mon courage en vain médite ces desseins,
Madame, si le roi ne résiste aux Romains :
Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-être,
Deviendra par degrés son tyran et son maître ;
Et que, si votre père obéit aujourd'hui,
Ce maître ordonnera de vous comme de lui ;
Qu'on verra quelque jour sa politique injuste
Disposer de la main d'une princesse auguste,
L'accorder quelquefois, la refuser après,
Au gré de son caprice ou de ses intérêts,
Et d'un lâche allié trop payer le service,
En lui livrant enfin la main de Laodice.

LAODICE
Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux,
Mon père le reçut comme un présent, des dieux,
Et sans doute il connut quel était l'avantage
De pouvoir acquérir des droits sur son courage,
De se l'approprier en se liant à vous,
En vous donnant enfin le nom de mon époux.
Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée ;
Mais il n'est pas moins sûr, et j'y suis destinée.
Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi,
Si jamais les Romains disposeront de moi ;
Si jamais leur Sénat peut à présent s'attendre
Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre.
Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui
Juger si vous aurez besoin de mon appui.

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