Annibal
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ACTE III - Scène IV

Marivaux

ACTE III - Scène IV


(PRUSIAS, ANNIBAL, FLAMINIUS)

PRUSIAS
J'ignorais qu'en ces lieux…

FLAMINIUS
Non : avant que j'écoute,
Répondez-moi, de grâce, et tirez-moi d'un doute.
L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain.
À quel heureux époux destinez-vous sa main ?

PRUSIAS
Que dites-vous, Seigneur ?

FLAMINIUS
Est-ce donc un mystère ?

PRUSIAS
Ce que vous exigez ne regarde qu'un père.

FLAMINIUS
Rome y prend intérêt, je vous l'ai déjà dit ;
Et je crois qu'avec vous cet intérêt suffit.

PRUSIAS
Quelque intérêt, Seigneur, que votre Rome y prenne,
Est-il juste, après tout, que sa bonté me gêne ?

FLAMINIUS
Abrégeons ces discours. Répondez, Prusias :
Quel est donc cet époux que vous ne nommez pas ?

PRUSIAS
Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice ;
Mais qu'importe au Sénat que je l'en avertisse,
Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagé ?

ANNIBAL
De qui dépendez-vous, pour être interrogé ?

FLAMINIUS
Et vous qui répondez, instruisez-moi, de grâce :
Est-ce à vous qu'on m'envoie ? Est-ce ici votre place ?
Qu'y faites-vous enfin ?

ANNIBAL
J'y viens défendre un roi
Dont le cœur généreux s'est signalé pour moi ;
D'un roi dont Annibal embrasse la fortune,
Et qu'avec trop d'excès votre orgueil importune.
Je blesse ici vos yeux, dites-vous : je le croi ;
Mais j'y suis à bon titre, et comme ami du roi.
Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraître,
Je suis donc son ministre, et je le fais mon maître.

FLAMINIUS
Dût-il de votre fille être bientôt l'époux,
Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux ?
Qu'en dites-vous, Seigneur ?

PRUSIAS
Il me marque son zèle,
Et vous dit ce qu'inspire une amitié fidèle.

ANNIBAL
Instruisez le Sénat, rendez-lui la frayeur
Que son agent voudrait jeter dans votre cœur
Déclarez avec qui votre foi vous engage :
J'en réponds, cet aveu vaudra bien un outrage.

FLAMINIUS
Qui doit donc épouser Laodice ?

ANNIBAL
C'est moi.

FLAMINIUS
Annibal ?

ANNIBAL
Oui, c'est lui qui défendra le roi ;
Et puisque sa bonté m'accorde Laodice,
Puisque de sa révolte Annibal est complice,
Le parti le meilleur pour Rome est désormais
De laisser ce rebelle et son complice en paix.
(À Prusias.)
Seigneur, vous avez vu qu'il était nécessaire
De finir par l'aveu que je viens de lui faire,
Et vous devez juger, par son empressement,
Que Rome a des soupçons de notre engagement.
J'ose dire encor plus : l'intérêt d'Artamène
Ne sert que de prétexte au motif qui l'amène ;
Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur,
Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur ;
Que Rome craint de voir conclure un hyménée
Qui m'attache à jamais à votre destinée,
Qui me remet encor les armes à la main,
Qui de Rome peut-être expose le destin,
Qui contre elle du moins fait revivre un courage
Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage.
Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi ;
Mais ses précautions trahissent son effroi.
Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice
D'un orgueil alarmé vous montrent l'artifice.
Son Sénat en bienfaits serait moins libéral,
S'il ne s'agissait pas d'écarter Annibal.
En vous développant sa timide prudence,
Ce n'est pas que, saisi de quelque défiance,
Je veuille encourager votre honneur étonné
À confirmer l'espoir que vous m'avez donné.
Non, je mériterais une amitié parjure,
Si j'osais un moment vous faire cette injure.
Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi ?
Est-ce d'être vaincu, de cesser d'être roi ?
Si vous n'exercez pas les droits du rang suprême,
Si vous portez des fers avec un diadème,
Et si de vos enfants vous ne disposez pas,
Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos États.
Mais vous les défendrez : et j'ose encor vous dire
Qu'un prince à qui le ciel a commis un empire,
Pour qui cent mille bras peuvent se réunir,
Doit braver les Romains, les vaincre et les punir.

FLAMINIUS
Annibal est vaincu ; je laisse à sa colère
Le faible amusement d'une vaine chimère.
Épuisez votre adresse à tromper Prusias ;
Pressez ; Rome commande et ne dispute pas ;
Et ce n'est qu'en faisant éclater sa vengeance,
Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance.
Le refus d'obéir à ses augustes lois
N'intéresse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois.
C'est donc à Prusias à qui seul il importe
De se rendre docile aux ordres que j'apporte.
Poursuivez vos discours, je n'y répondrai rien ;
Mais laissez-nous après un moment d'entretien.
Je vous cède l'honneur d'une vaine querelle,
Et je dois de mon temps un compte plus fidèle.

ANNIBAL
Oui, je vais m'éloigner : mais prouvez-lui, Seigneur,
Qu'il ne rend pas ici justice à votre cœur.


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