ACTE V - Scène II



(PRUSIAS, ANNIBAL, HIÉRON)

PRUSIAS
Enfin voici le temps de rompre le silence
Qui porte votre esprit à tant de méfiance ?
Depuis que dans ces lieux vous êtes arrivé,
Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvé
L'amitié dont pour vous mon âme était remplie,
Et que je garderai le reste de ma vie.
Mais un coup imprévu retarde les effets
De ces mêmes serments que mon cœur vous a faits.
De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre ;
Le sort même avec eux travaille à me confondre,
Et semble leur avoir indiqué le moment
Où leurs armes pourront triompher sûrement.
Artamène est vaincu, sa défaite est entière ;
Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtrière,
Tant de sang fut versé dans nos derniers combats,
Que la victoire même affaiblit mes États.
À mes propres malheurs je serais peu sensible ;
Mais de mon peuple entier la perte est infaillible
Je suis son roi ; les dieux qui me l'ont confié
Veulent qu'à ses périls cède notre amitié.
De ces périls, Seigneur, vous seul êtes la cause.
Je ne vous dirai point ce que Rome propose.
Mon cœur en a frémi d'horreur et de courroux ;
Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous.
Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage :
Essayons ce moyen pour ralentir leur rage :
Attendons que le ciel, plus propice à nos vœux,
Nous mette en liberté de nous revoir tous deux.
Sans doute qu'à vous yeux Prusias excusable
N'aura point…

ANNIBAL
Oui, Seigneur, vous êtes pardonnable.
Pour surmonter l'effroi dont il est abattu,
Sans doute votre cœur a fait ce qu'il a pu.
Si, malgré ses efforts, tant d'épouvante y règne,
C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne.
J'ai tort, et j'aurais dû prévoir que mon destin
Dépendrait avec vous de l'aspect d'un Romain.
Mais je suis libre encor, et ma folle espérance
N'avait pas mérité de vous tant d'indulgence.

PRUSIAS
Seigneur, je le vois bien, trop coupable à vos yeux…

ANNIBAL
Voilà ce que je puis vous répondre de mieux :
Mais voulez-vous m'en croire ? oublions l'un et l'autre
Ces serments que mon cœur dut refuser du vôtre,
Je me suis cru prudent ; vous présumiez de vous,
Et ces mêmes serments déposent contre nous.
Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace,
Je pars, et ma retraite obtiendra votre grâce.
En violant les droits de l'hospitalité,
Vous allez du Sénat rappeler la bonté.

PRUSIAS
Que sur nos ennemis votre âme, moins émue,
Avec attention daigne jeter la vue.

ANNIBAL
Je changerai beaucoup, si quelque légion,
Qui loin d'ici s'assemble avec confusion,
Si quelques escadrons déjà mis en déroute
Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute.
Mais, Seigneur, finissons cet entretien fâcheux,
Nous voyons ces objets différemment tous deux.
Je pars ; pour quelque temps cachez-en la nouvelle.

PRUSIAS
Oui, Seigneur ; mais un jour vous connaîtrez mon zèle.

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