LXVIII
Le procès


Le lendemain une garde nombreuse conduisait Charles Ier devant la haute cour qui devait le juger. La foule envahissait les rues et les maisons voisines du palais ; aussi, dès les premiers pas que firent les quatre amis, ils furent arrêtés par l’obstacle presque infranchissable de ce mur vivant ; quelques hommes du peuple, robustes et hargneux, repoussèrent même Aramis si rudement, que Porthos leva son poing formidable et le laissa retomber sur la face farineuse d’un boulanger, laquelle changea immédiatement de couleur et se couvrit de sang, écachée qu’elle était comme une grappe de raisins mûrs. La chose fit grande rumeur ; trois hommes voulurent s’élancer sur Porthos ; mais Athos en écarta un, d’Artagnan l’autre, et Porthos jeta le troisième par-dessus sa tête. Quelques Anglais amateurs de pugilat apprécièrent la façon rapide et facile avec laquelle avait été exécutée cette manœuvre et battirent des mains. Peu s’en fallut alors qu’au lieu d’être assommés, comme ils commençaient à le craindre, Porthos et ses amis ne fussent portés en triomphe ; mais nos quatre voyageurs, qui craignaient tout ce qui pouvait les mettre en lumière, parvinrent à se soustraire à l’ovation. Cependant ils gagnèrent une chose à cette démonstration herculéenne, c’est que la foule s’ouvrit devant eux et qu’ils parvinrent au résultat qui un instant auparavant leur avait paru impossible, c’est-à-dire à aborder le palais.

Tout Londres se pressait aux portes des tribunes ; aussi lorsque les quatre amis réussirent à pénétrer dans une d’elles trouvèrent-ils les trois premiers bancs occupés. Ce n’était que demi-mal pour des gens qui désiraient ne pas être reconnus ; ils prirent donc leurs places, fort satisfaits d’en être arrivés là, à l’exception de Porthos, qui désirait montrer son pourpoint rouge et ses chausses vertes, et qui regrettait de ne pas être au premier rang.

Les bancs étaient disposés en amphithéâtre, et de leur place les quatre amis dominaient toute l’assemblée. Le hasard avait fait justement qu’ils étaient entrés dans la tribune du milieu et qu’ils se trouvaient juste en face du fauteuil préparé pour Charles Ier.

Vers onze heures du matin, le roi parut sur le seuil de la salle. Il entra environné de gardes, mais couvert et l’air calme, et promena de tous côtés un regard plein d’assurance, comme s’il venait présider une assemblée de sujets soumis, et non répondre aux accusations d’une cour rebelle.

Les juges, fiers d’avoir un roi à humilier, se préparaient visiblement à user de ce droit qu’ils s’étaient arrogé. En conséquence, un huissier vint dire à Charles Ier que l’usage était que l’accusé se découvrît devant lui. Charles, sans répondre un seul mot, enfonça son feutre sur sa tête, qu’il tourna d’un autre côté ; puis, lorsque l’huissier se fut éloigné, il s’assit sur le fauteuil préparé en face du président, fouettant sa botte avec un petit jonc qu’il portait à la main.

Parry, qui l’accompagnait, se tint debout derrière lui.

D’Artagnan, au lieu de regarder tout ce cérémonial, regardait Athos, dont le visage reflétait toutes les émotions que le roi, à force de puissance sur lui-même, parvenait à chasser du sien. Cette agitation d’Athos, l’homme froid et calme, l’effraya.

— J’espère bien, lui dit-il en se penchant à son oreille, que vous allez prendre exemple de Sa Majesté et ne pas vous faire sottement tuer dans cette cage.

— Soyez tranquille, dit Athos.

— Ah ! ah ! continua d’Artagnan, il paraît que l’on craint quelque chose, car voici les postes qui se doublent : nous n’avions que des pertuisanes, voici des mousquets. Il y en a maintenant pour tout le monde : les pertuisanes regardent les auditeurs du parquet, les mousquets sont à notre intention.

— Trente, quarante, cinquante, soixante-dix hommes, dit Porthos en comptant les nouveaux venus.

— Eh ! dit Aramis, vous oubliez l’officier, Porthos ; il vaut cependant, ce me semble, bien la peine d’être compté.

— Oui-dà ! dit d’Artagnan.

Et il devint pâle de colère, car il avait reconnu Mordaunt qui, l’épée nue, conduisait les mousquetaires derrière le roi, c’est-à-dire en face des tribunes.

— Nous aurait-il reconnus ? continua d’Artagnan ; c’est que, dans ce cas, je battrais très proprement en retraite. Je ne me soucie aucunement qu’on m’impose un genre de mort, et désire fort mourir à mon choix. Or, je ne choisis pas d’être fusillé dans une boîte.

— Non, dit Aramis, il ne nous a pas vus. Il ne voit que le roi. Mordieu ! avec quels yeux il le regarde, l’insolent ! Est-ce qu’il haïrait Sa Majesté autant qu’il nous hait nous-mêmes ?

— Pardieu ! dit Athos, nous ne lui avons enlevé que sa mère, nous, et le roi l’a dépouillé de son nom et de sa fortune.

— C’est juste, dit Aramis ; mais, silence ! voici le président qui parle au roi.

En effet, le président Bradshaw interpellait l’auguste accusé.

— Stuart, dit-il, écoutez l’appel nominal de vos juges, et adressez au tribunal les observations que vous aurez à faire.

Le roi, comme si ces paroles ne s’adressaient point à lui, tourna la tête d’un autre côté. Le président attendit, et comme aucune réponse ne vint, il se fit un instant de silence. Sur cent soixante-trois membres désignés, soixante-treize seulement pouvaient répondre car les autres, effrayés de la complicité d’un pareil acte, s’étaient abstenus.

— Je procède à l’appel, dit Bradshaw sans paraître remarquer l’absence des trois cinquièmes de l’assemblée.

Et il commença à nommer les uns après les autres les membres présents et absents. Les présents répondaient d’une voix forte ou faible, selon qu’ils avaient ou non le courage de leur opinion. Un court silence suivait le nom des absents, répétés deux fois.

Le nom du colonel Fairfax vint à son tour, et fut suivi d’un de ces silences courts mais solennels, qui dénonçaient l’absence des membres qui n’avaient pas voulu personnellement prendre part à ce jugement.

— Le colonel Fairfax ? répéta Bradshaw.

— Fairfax ? répondit une voix moqueuse qu’à son timbre argentin, on reconnut pour une voix de femme, il a trop d’esprit pour être ici.

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles prononcées avec cette audace que les femmes puisent dans leur propre faiblesse, faiblesse qui les soustrait à toute vengeance.

— C’est une voix de femme, s’écria Aramis. Ah ! par ma foi, je donnerais beaucoup pour qu’elle fût jeune et jolie.

Et il monta sur le gradin pour tâcher de voir dans la tribune d’où la voix était partie.

— Sur mon âme, dit Aramis, elle est charmante ! regardez donc, d’Artagnan, tout le monde la regarde, et malgré le regard de Bradshaw, elle n’a point pâli.

— C’est lady Fairfax elle-même, dit d’Artagnan ; vous la rappelez-vous, Porthos ? nous l’avons vue avec son mari chez le général Cromwell.

Au bout d’un instant le calme troublé par cet étrange épisode se rétablit, et l’appel continua.

— Ces drôles vont lever la séance, quand ils s’apercevront qu’ils ne sont pas en nombre suffisant, dit le comte de la Fère.

— Vous ne les connaissez pas, Athos : remarquez donc le sourire de Mordaunt, voyez comme il regarde le roi. Ce regard est-il celui d’un homme qui craint que sa victime lui échappe ? Non, non, c’est le sourire de la haine satisfaite, de la vengeance sûre de s’assouvir. Ah ! basilic maudit, ce sera un heureux jour pour moi que celui où je croiserai avec toi autre chose que le regard !

— Le roi est véritablement beau, dit Porthos, et puis voyez, tout prisonnier qu’il est, comme il est vêtu avec soin. La plume de son chapeau vaut au moins cinquante pistoles ; regardez-la donc, Aramis.

L’appel achevé, le président donna ordre de passer à la lecture de l’acte d’accusation… Athos pâlit : il était trompé encore une fois dans son attente. Quoique les juges fussent en nombre insuffisant, le procès allait s’instruire, le roi était donc condamné d’avance.

— Je vous l’avais dit, Athos, fit d’Artagnan en haussant les épaules. Mais vous doutez toujours. Maintenant prenez votre courage à deux mains et écoutez, sans vous faire trop de mauvais sang, je vous prie, les petites horreurs que ce monsieur en noir va dire de son roi avec licence et privilége.

En effet, jamais plus brutale accusation, jamais injures plus basses, jamais plus sanglant réquisitoire n’avaient encore flétri la majesté royale. Jusque-là on s’était contenté d’assassiner les rois, mais ce n’était du moins qu’à leurs cadavres qu’on avait prodigué l’insulte.

Charles Ier écoutait le discours de l’accusateur avec une attention toute particulière, laissant passer les injures, retenant les griefs, et, quand la haine débordait par trop, quand l’accusateur se faisait bourreau par avance, il répondait par un sourire de mépris. C’était, après tout, une œuvre capitale et terrible que celle où ce malheureux roi retrouvait toutes ses imprudences changées en guet-apens, ses erreurs transformées en crimes.

D’Artagnan, qui laissait couler ce torrent d’injures avec tout le dédain qu’elles méritaient, arrêta cependant son esprit judicieux sur quelques-unes des inculpations de l’accusateur.

— Le fait est, dit-il, que si l’on punit pour imprudence et légèreté, ce pauvre roi mérite punition ; mais il me semble que celle qu’il subit en ce moment est assez cruelle.

— En tout cas, répondit Aramis, la punition ne saurait atteindre le roi, mais ses ministres, puisque la première loi de la constitution anglaise est : Le roi ne peut faillir.

— Pour moi, pensait Porthos en regardant Mordaunt et ne s’occupant que de lui, si ce n’était troubler la majesté de la situation, je sauterais de la tribune en bas, je tomberais en trois bonds sur M. Mordaunt, que j’étranglerais ; je le prendrais par les pieds et j’en assommerais tous ces mauvais mousquetaires qui parodient les mousquetaires de France ; pendant ce temps-là d’Artagnan, qui est plein d’esprit et d’à-propos, trouverait peut-être un moyen de sauver le roi. Il faudra que je lui en parle.

Quant à Athos, le feu au visage, les poings crispés, les lèvres ensanglantées par ses propres morsures, il écumait sur son banc, furieux de cette éternelle insulte parlementaire et de cette longue patience royale, et ce bras inflexible, ce cœur inébranlable s’étaient changés en une main tremblante et un corps frissonnant.

À ce moment l’accusateur terminait son office par ces mots : « La présente accusation est portée par nous au nom du peuple anglais. »

Il y eut à ces paroles un murmure dans les tribunes, et une autre voix, non pas une voix de femme, mais une voix d’homme, mâle et furieuse, tonna derrière d’Artagnan.

— Tu mens ! s’écria cette voix, et les neuf dixièmes du peuple anglais ont horreur de ce que tu dis !

Cette voix était celle d’Athos, qui, hors de lui, debout, le bras étendu, interpellait ainsi l’accusateur public.

À cette apostrophe, roi, juges, spectateurs, tout le monde tourna les yeux vers la tribune où étaient les quatre amis. Mordaunt fit comme les autres et reconnut le gentilhomme autour duquel s’étaient levés les trois autres Français, pâles et menaçants. Ses yeux flamboyèrent de joie, il venait de retrouver ceux à la recherche et à la mort desquels il avait voué sa vie. Un mouvement furieux appela près de lui vingt de ses mousquetaires, et montrant du doigt la tribune où étaient ses ennemis :

— Feu sur cette tribune ! dit-il.

Mais alors, rapides comme la pensée, d’Artagnan saisissant Athos par le milieu du corps, Porthos emportant Aramis, sautèrent à bas des gradins, s’élancèrent dans les corridors, descendirent rapidement les escaliers et se perdirent dans la foule, tandis qu’à l’intérieur de la salle les mousquets abaissés menaçaient trois mille spectateurs, dont les cris de miséricorde et les bruyantes terreurs arrêtèrent l’élan déjà donné au carnage.

Charles avait aussi reconnu les quatre Français ; il mit une main sur son cœur pour en comprimer les battements, l’autre sur ses yeux pour ne pas voir égorger ses fidèles amis.

Mordaunt, pâle et tremblant de rage, se précipita hors de la salle l’épée nue à la main avec dix hallebardiers, fouillant la foule, interrogeant, haletant ; puis il revint sans avoir rien trouvé.

Le trouble était inexprimable. Plus d’une demi-heure se passa sans que personne pût se faire entendre. Les juges croyaient chaque tribune prête à tonner. Les tribunes voyaient les mousquets dirigés sur elles, et, partagées entre la crainte et la curiosité, demeuraient tumultueuses et agitées.

Enfin le calme se rétablit.

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? demanda Bradshaw au roi.

Alors, du ton d’un juge et non de celui d’un accusé, la tête toujours couverte, se levant, non point par humilité, mais par domination :

— Avant de m’interroger, dit Charles, répondez-moi. J’étais libre à Newcastle, j’y avais conclu un traité avec les deux chambres. Au lieu d’accomplir de votre part ce traité que j’accomplissais de la mienne, vous m’avez acheté aux Écossais, pas cher, je le sais, et cela fait honneur à l’économie de votre gouvernement. Mais pour m’avoir payé le prix d’un esclave, espérez-vous que j’ai cessé d’être votre roi ? Non pas. Vous répondre serait l’oublier. Je ne vous répondrai donc que lorsque vous m’aurez justifié de vos droits à m’interroger. Vous répondre serait vous reconnaître pour mes juges, et je ne vous reconnais que pour mes bourreaux.

Et au milieu d’un silence de mort, Charles, calme, hautain et toujours couvert, se rassit sur son fauteuil.

— Que ne sont-ils là, mes Français, murmura-t-il avec orgueil et en tournant les yeux vers la tribune où ils étaient apparus un instant ; ils verraient que leur ami, vivant, est digne d’être défendu : mort, d’être pleuré.

Mais il eut beau sonder les profondeurs de la foule et demander en quelque sorte à Dieu ces douces et consolantes présences, il ne vit rien que des physionomies hébétées et craintives, et il se sentit aux prises avec la haine et la férocité.

— Eh bien, dit le président, voyant Charles décidé à se taire invinciblement, soit, nous vous jugerons malgré votre silence. Vous êtes accusé de trahison, d’abus de pouvoir et d’assassinat. Les témoins feront foi. Allez, et une prochaine séance accomplira ce que vous vous refusez à faire dans celle-ci.

Charles se leva, et se retournant vers Parry, qu’il voyait pâle et les tempes mouillées de sueur :

— Eh bien ! mon bon Parry, lui dit-il, qu’as-tu donc et qui peut t’agiter ainsi ?

— Oh ! sire, dit Parry les larmes aux yeux et d’une voix suppliante ; sire, en sortant de la salle, ne regardez pas à votre gauche.

— Pourquoi cela, Parry ?

— Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi !

— Mais qu’y a-t-il ? parle donc, dit Charles en essayant de voir à travers la haie de gardes qui se tenaient derrière lui.

— Il y a… mais vous ne regarderez point, sire, n’est-ce pas ? Il y a que sur une table ils ont fait apporter la hache avec laquelle on exécute les criminels. Cette vue est hideuse, ne regardez pas, sire, je vous en supplie.

— Les sots ! dit Charles, me croient-ils donc un lâche comme eux ? Tu fais bien de m’avoir prévenu ; merci, Parry.

Et comme le moment était venu de se retirer, le roi sortit, suivant ses gardes.

À gauche de la porte, en effet, brillait d’un reflet sinistre, celui du tapis rouge sur lequel elle était déposée, la hache blanche, au long manche poli par la main de l’exécuteur. Arrivé en face d’elle, Charles s’arrêta, et se tournant avec un sourire :

— Ah ! ah ! dit-il en riant, la hache ! Épouvantail ingénieux et bien digne de ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’un gentilhomme, tu ne me fais pas peur, hache du bourreau, ajouta-t-il en la fouettant du jonc mince et flexible qu’il tenait à la main, et je te frappe, en attendant patiemment et chrétiennement que tu me le rendes.

Et haussant les épaules avec un royal dédain, il continua sa route, laissant stupéfaits ceux qui s’étaient pressés en foule autour de cette table pour voir quelle figure ferait le roi en voyant cette hache qui devait séparer sa tête de son corps.

— En vérité, Parry, continua le roi en s’éloignant, tous ces gens-là me prennent, Dieu me pardonne, pour un marchand de coton des Indes, et non pour un gentilhomme accoutumé à voir briller le fer : pensent-ils donc que je ne vaux pas bien un boucher ?

Comme il disait ces mots, il arriva à la porte : une longue file de peuple était accourue, qui, n’ayant pu trouver place dans les tribunes, voulait au moins jouir de la fin du spectacle dont la plus intéressante partie lui était échappée. Cette multitude innombrable, dont les rangs étaient semés de physionomies menaçantes, arracha un léger soupir au roi.

— Que de gens, pensa-t-il, et pas un ami dévoué !

Et comme il disait ces paroles de doute et de découragement en lui-même, une voix répondant à ces paroles dit près de lui :

— Salut à la majesté tombée !

Le roi se retourna vivement, les larmes aux yeux et au cœur…… C’était un vieux soldat de ses gardes qui n’avait pas voulu voir passer devant lui son roi captif sans lui rendre ce dernier hommage. Mais au même instant le malheureux fut presque assommé à coups de pommeau d’épée… Parmi les assommeurs, le roi reconnut le capitaine Groslow.

— Hélas ! dit Charles, voici un bien grand châtiment pour une bien petite faute.

Puis, le cœur serré, il continua son chemin, mais il n’avait pas fait cent pas, qu’un furieux, se penchant entre deux soldats de la haie, cracha au visage du roi, comme jadis un Juif infâme et maudit avait craché au visage de Jésus le Nazaréen.

De grands éclats de rire et de sombres murmures retentirent tout ensemble ; la foule s’écarta, se rapprocha, ondula comme une mer tempétueuse, et il sembla au roi qu’il voyait reluire au milieu de la vague vivante les yeux étincelants d’Athos. Charles s’essuya le visage et dit avec un triste sourire :

— Le malheureux ! pour une demi-couronne il en ferait autant à son père.

Le roi ne s’était pas trompé, il avait vu en effet Athos et ses amis qui, mêlés de nouveau dans les groupes, escortaient d’un dernier regard le roi martyr. Quand le soldat salua Charles, le cœur d’Athos se fondit de joie, et lorsque ce malheureux revint à lui, il put trouver dans sa poche dix guinées qu’y avait glissées le gentilhomme français. Mais quand le lâche insulteur cracha au visage du roi prisonnier, Athos porta la main à son poignard. Mais d’Artagnan arrêta cette main, et d’une voix rauque :

— Attends ! dit-il.

Jamais d’Artagnan n’avait tutoyé ni Athos ni le comte de la Fère.

Athos s’arrêta… D’Artagnan s’appuya sur Athos, fit signe à Porthos et à Aramis de ne pas s’éloigner, et vint se placer derrière l’homme aux bras nus, qui riait encore de son infâme plaisanterie et que félicitaient quelques autres furieux.

Cet homme s’achemina vers la Cité. D’Artagnan, toujours appuyé sur Athos, le suivit en faisant signe à Porthos et à Aramis de les suivre eux-mêmes. L’homme aux bras nus, qui semblait un garçon boucher, descendit avec deux compagnons par une petite rue rapide et isolée qui donnait sur la rivière. D’Artagnan avait quitté le bras d’Athos et marchait derrière l’insulteur.

Arrivés près de l’eau, ces trois hommes s’aperçurent qu’ils étaient suivis, s’arrêtèrent et, regardant insolemment les Français, échangèrent quelques lazzi entre eux.

— Je ne sais pas l’anglais, Athos, dit d’Artagnan, mais vous le savez, vous, et vous m’allez servir d’interprète.

Et à ces mots, doublant le pas, ils dépassèrent les trois hommes. Mais se retournant tout à coup, d’Artagnan marcha droit au garçon boucher, qui s’arrêta, et le touchant à la poitrine du bout de son index :

— Répétez-lui ceci, Athos, dit-il à son ami : « Tu as été lâche, tu as insulté un homme sans défense, tu as souillé la face de ton roi… tu vas mourir !… »

Athos, pâle comme un spectre et que d’Artagnan tenait par le poignet, traduisit ces étranges paroles à l’homme, qui, voyant ces préparatifs sinistres et l’œil terrible de d’Artagnan, voulut se mettre en défense. Aramis, à ce mouvement, porta la main à son épée.

— Non, pas de fer, pas de fer ! dit d’Artagnan, le fer est pour les gentilshommes.

Et, saisissant le boucher à la gorge :

— Porthos, dit d’Artagnan, assommez-moi ce misérable d’un seul coup de poing.

Porthos leva son bras terrible, le fit siffler en l’air comme la branche d’une fronde, et la masse pesante s’abattit avec un bruit sourd sur le crâne du lâche, qu’elle brisa. L’homme tomba comme tombe un bœuf sous le marteau. Ses compagnons voulurent crier, voulurent fuir, mais la voix manqua à leur bouche, et leurs jambes tremblantes se dérobèrent sous eux.

— Dites-leur encore ceci, Athos, continua d’Artagnan : « Ainsi mourront tous ceux qui oublient qu’un homme enchaîné est une tête sacrée, qu’un roi captif est deux fois le représentant du Seigneur. »

Athos répéta les paroles de d’Artagnan… Les deux hommes, muets et les cheveux hérissés, regardèrent le corps de leur compagnon qui nageait dans des flots de sang noir ; puis retrouvant à la fois la voix et les forces, ils s’enfuirent avec un cri et en joignant les mains.

— Justice est faite ! dit Porthos en s’essuyant le front.

— Et maintenant, dit d’Artagnan à Athos, ne doutez point de moi, et tenez-vous tranquille, je me charge de tout ce qui regarde le roi.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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