LXV
D’Artagnan trouve un projet


Athos connaissait d’Artagnan mieux peut-être que d’Artagnan ne se connaissait lui-même. Il savait que dans un esprit aventureux comme l’était celui du Gascon, il s’agit de laisser tomber une pensée, comme dans une terre riche et vigoureuse il s’agit seulement de laisser tomber une graine. Il avait donc laissé tranquillement son ami hausser les épaules, et il avait continué son chemin en lui parlant de Raoul, conversation qu’il avait dans une autre circonstance complètement laissée tomber, on se le rappelle.

À la nuit fermée on arriva à Tirsk. Les quatre amis parurent complètement étrangers et indifférents aux mesures de précaution que l’on prenait pour s’assurer de la personne du roi. Ils se retirèrent dans une maison particulière, et comme ils avaient d’un moment à l’autre à craindre pour eux-mêmes, ils s’établirent dans une seule chambre, en se ménageant une issue en cas d’attaque. Les valets furent distribués à des postes différents ; Grimaud coucha sur une botte de paille en travers de la porte.

D’Artagnan était pensif, et semblait avoir momentanément perdu sa loquacité ordinaire. Il ne disait pas le mot, sifflotant sans cesse, allant de son lit à la croisée. Porthos, qui ne voyait jamais rien que les choses extérieures, lui parlait comme d’habitude. D’Artagnan répondait par monosyllabes. Athos et Aramis se regardaient en souriant. La journée avait été fatigante, et cependant, à l’exception de Porthos, dont le sommeil était aussi inflexible que l’appétit, les amis dormirent mal.

Le lendemain d’Artagnan fut le premier debout. Il était déjà descendu aux écuries, il avait déjà visité les chevaux, il avait déjà donné tous les ordres nécessaires à la journée, qu’Athos et Aramis n’étaient point levés, et que Porthos ronflait encore. À huit heures on se mit en marche dans le même ordre que la veille. Seulement d’Artagnan laissa ses amis cheminer de leur côté, et alla renouer avec M. Groslow la connaissance entamée la veille. Celui-ci, que ses éloges avaient doucement caressé au cœur, le reçut avec un gracieux sourire.

— En vérité, monsieur, lui dit d’Artagnan, je suis heureux de trouver quelqu’un avec qui parler ma pauvre langue. M. du Vallon, mon ami, est d’un caractère fort mélancolique, de sorte qu’on ne saurait lui tirer quatre paroles par jour ; quant à nos deux prisonniers, vous comprenez qu’ils sont peu en train de faire la conversation.

— Ce sont des royalistes enragés, dit Groslow.

— Raison de plus pour qu’ils nous boudent d’avoir pris le Stuart, à qui, je l’espère bien, vous allez faire un bel et bon procès.

— Dame ! dit Groslow, nous le conduisons à Londres pour cela.

— Et vous ne le perdez pas de vue, je présume.

— Peste ! je le crois bien ! Vous le voyez, ajouta l’officier en riant, il a une escorte vraiment royale.

— Oh, le jour, il n’y a pas de danger qu’il vous échappe, mais la nuit…

— La nuit, les précautions redoublent.

— Et quel mode de surveillance employez-vous ?

— Huit hommes demeurent constamment dans sa chambre.

— Diable ! fit d’Artagnan, il est bien gardé. Mais, outre ces huit hommes, vous placez sans doute une garde dehors ? On ne peut prendre trop de précaution contre un pareil prisonnier.

— Oh ! non. Pensez donc : que voulez-vous que fassent deux hommes sans armes contre huit hommes armés ?

— Comment, deux hommes ?

— Oui, le roi et son valet de chambre.

— On a donc permis à son valet de chambre de ne pas le quitter ?

— Oui, Stuart a demandé qu’on lui accordât cette grâce, et le colonel Harrison y a consenti. Sous prétexte qu’il est roi, il paraît qu’il ne peut pas s’habiller ni se déshabiller tout seul.

— En vérité, capitaine, dit d’Artagnan décidé à continuer à l’endroit de l’officier anglais le système laudatif qui lui avait si bien réussi, plus je vous écoute, plus je m’étonne de la manière facile et élégante avec laquelle vous parlez le français. Vous avez habité Paris trois ans, c’est bien ; mais j’habiterais Londres toute ma vie que je n’arriverais pas, j’en suis sûr, au degré où vous en êtes. Que faisiez-vous donc à Paris ?

— Mon père, qui est commerçant, m’avait placé chez son correspondant, qui, de son côté, avait envoyé son fils chez mon père : c’est l’habitude entre négociants de faire de pareils échanges.

— Et Paris vous a-t-il plu, monsieur ?

— Oui. Mais vous auriez grand besoin d’une révolution dans le genre de la nôtre ; non pas contre votre roi, qui n’est qu’un enfant, mais contre ce ladre d’Italien qui est l’amant de votre reine.

— Ah ! que je suis bien de votre avis, monsieur, et que ce serait bientôt fait, si nous avions seulement douze officiers comme vous, sans préjugés, vigilants, intraitables ; ah ! nous viendrions bien vite à bout du Mazarin, et nous lui ferions un bon petit procès comme celui que vous allez faire à votre roi.

— Mais, dit l’officier, je croyais que vous étiez à son service et que c’était lui qui vous avait envoyé au général Cromwell ?

— C’est-à-dire que je suis au service du roi, et que, sachant qu’il devait envoyer quelqu’un en Angleterre, j’ai sollicité cette mission, tant était grand mon désir de connaître l’homme de génie qui commande à cette heure aux trois royaumes. Aussi, quand il nous a proposé, à M. du Vallon et à moi, de tirer l’épée en l’honneur de la vieille Angleterre, vous avez vu comme nous avons mordu à la proposition.

— Oui, je sais que vous avez chargé aux côtés de M. Mordaunt.

— À sa droite et à sa gauche, monsieur. Peste ! encore un brave et excellent jeune homme que celui-là. Comme il vous a décousu monsieur son oncle ! avez-vous vu ?

— Le connaissez-vous ? demanda l’officier.

— Beaucoup ; je puis même dire que nous sommes fort liés. M. du Vallon et moi sommes venus avec lui de France.

— Il paraît même que vous l’avez fait attendre fort longtemps à Boulogne.

— Que voulez-vous ! dit d’Artagnan, j’étais comme vous, j’avais un roi en garde.

— Ah ! ah ! dit Groslow, et quel roi ?

— Le nôtre, pardieu ! le petit king Louis quatorzième.

Et d’Artagnan ôta son chapeau, l’Anglais en fit autant par politesse.

— Et combien de temps l’avez-vous gardé ?

— Trois nuits, et, par ma foi, je me rappellerai toujours ces trois nuits avec plaisir.

— Le jeune roi est donc bien aimable ?

— Le roi ? il dormait les poings fermés.

— Mais alors que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que mes amis les officiers aux gardes et aux mousquetaires me venaient tenir compagnie, et que nous passions nos nuits à boire et à jouer.

— Ah ! oui, dit l’Anglais avec un soupir, c’est vrai, vous êtes joyeux compagnons, vous autres Français.

— Ne jouez-vous donc pas aussi quand vous êtes de garde ?

— Jamais, dit l’Anglais.

— En ce cas vous devez fort vous ennuyer et je vous plains, dit d’Artagnan.

— Le fait est, reprit l’officier, que je vois arriver mon tour avec une certaine terreur. C’est fort long, une nuit tout entière à veiller.

— Oui, quand on veille seul ou avec des soldats stupides ; mais quand on veille avec un joyeux partner, quand on fait rouler l’or et les dés sur une table, la nuit passe comme un rêve. N’aimez-vous donc pas le jeu ?

— Au contraire.

— Le lansquenet, par exemple ?

— J’en suis fou, je le jouais presque tous les soirs en France.

— Et depuis que vous êtes en Angleterre ?

— Je n’ai pas tenu un cornet ni une carte.

— Je vous plains, dit d’Artagnan d’un air de compassion profonde.

— Écoutez, dit l’Anglais, faites une chose.

— Laquelle ?

— Demain, je suis de garde.

— Près de Stuart ?

— Oui, venez passer la nuit avec moi.

— Impossible.

— Impossible ?

— De toute impossibilité.

— Comment cela ?

— Chaque nuit je fais la partie de M. du Vallon. Quelquefois nous ne nous couchons pas… Ce matin, par exemple, au jour nous jouions encore.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il s’ennuierait si je ne faisais pas sa partie.

— Il est beau joueur ?

— Je lui ai vu perdre jusqu’à deux mille pistoles en riant aux larmes.

— Amenez-le alors.

— Comment voulez-vous ? Et nos prisonniers ?

— Ah diable ! c’est vrai, dit l’officier. Mais faites-les garder par vos laquais.

— Oui, pour qu’ils se sauvent ! dit d’Artagnan : je n’ai garde.

— Ce sont donc des hommes de condition, que vous y tenez tant ?

— Peste ! l’un est un riche seigneur de la Touraine ; l’autre est un chevalier de Malte de grande maison. Nous avons traité de leur rançon à chacun : 2, 000 livres sterling en arrivant en France. Nous ne voulons donc pas quitter un seul instant des hommes que nos laquais savent des millionnaires. Nous les avons bien un peu fouillés en les prenant, et je vous avouerai même que c’est leur bourse que nous nous tiraillons chaque nuit M. du Vallon et moi ; mais ils peuvent nous avoir caché quelque pierre précieuse, quelque diamant de prix, de sorte que nous sommes comme les avares qui ne quittent pas leur trésor ; nous nous sommes constitués gardiens permanents de nos hommes, et quand je dors, M. du Vallon veille.

— Ah ! ah ! fit Groslow.

— Vous comprenez donc, maintenant, ce qui me force de refuser votre politesse, à laquelle au reste je suis d’autant plus sensible que rien n’est plus ennuyeux que de jouer toujours avec la même personne ; les chances se compensent éternellement, et au bout du mois, on trouve qu’on ne s’est fait ni bien ni mal.

— Ah ! dit Groslow avec un soupir, il y a quelque chose de plus ennuyeux encore, c’est de ne pas jouer du tout.

— Je comprends cela, dit d’Artagnan.

— Mais voyons, reprit l’Anglais, sont-ce des hommes dangereux que vos hommes ?

— Sous quel rapport ?

— Sont-ils capables de tenter un coup de main ?

D’Artagnan éclata de rire.

— Jésus Dieu ! s’écria-t-il, l’un des deux tremble la fièvre, ne pouvant pas se faire au charmant pays que vous habitez ; l’autre est un chevalier de Malte timide comme une jeune fille, et, pour plus grande sécurité, nous leur avons ôté jusqu’à leurs couteaux fermants et leurs ciseaux de poche.

— Eh bien, dit Groslow, amenez-les.

— Comment, vous voulez ? dit d’Artagnan.

— Oui, j’ai huit hommes.

— Eh bien ?

— Quatre les garderont, quatre garderont le roi.

— Au fait, dit d’Artagnan, la chose peut s’arranger ainsi, quoique ce soit un grand embarras que je vous donne.

— Bah ! venez toujours, vous verrez comment j’arrangerai l’affaire.

— Oh ! je ne m’en inquiète pas, dit d’Artagnan ; à un homme comme vous, je me livre les yeux fermés.

Cette dernière flatterie tira de l’officier un de ces petits rires de satisfaction qui font les gens amis de celui qui les provoque, car ils sont une évaporation de la vanité caressée.

— Mais, dit d’Artagnan, j’y pense, qui nous empêche de commencer ce soir ?

— Quoi ?

— Notre partie.

— Rien au monde, dit Groslow.

— Eh bien, venez ce soir chez nous, et demain nous irons vous rendre votre visite. Si quelque chose vous inquiète dans nos hommes, qui, comme vous le savez, sont des royalistes enragés, eh bien ! il n’y aura rien de dit, et ce sera toujours une bonne nuit de passée.

— À merveille ! Ce soir chez vous, demain chez Stuart, après-demain chez moi.

— Et les autres jours à Londres. Eh ! mordioux, dit d’Artagnan, vous voyez bien qu’on peut mener joyeuse vie partout.

— Oui, quand on rencontre des Français et des Français comme vous, dit Groslow.

— Et comme M. du Vallon ; vous verrez quel gaillard ! un frondeur enragé, un homme qui a failli tuer Mazarin entre deux portes ; on l’emploie parce qu’on en a peur.

— Oui, dit Groslow, il a une bonne figure, et sans que je le connaisse, il me revient tout à fait.

— Ce sera bien autre chose quand vous le connaîtrez. Eh ! tenez, le voilà qui m’appelle. Pardon, nous sommes tellement liés qu’il ne peut se passer de moi. Vous m’excusez ?

— Comment donc !

— À ce soir.

— Chez vous ?

— Chez moi.

Les deux hommes échangèrent un salut, et d’Artagnan revint vers ses compagnons.

— Que diable pouviez-vous dire à ce boule-dogue ? dit Porthos.

— Mon cher ami, ne parlez point ainsi de M. Groslow, c’est un de mes amis intimes.

— Un de vos amis, dit Porthos, ce massacreur de paysans !

— Chut ! mon cher Porthos. Eh bien ! oui, M. Groslow est un peu vif, c’est vrai, mais au fond, je lui ai découvert deux bonnes qualités : il est bête et orgueilleux.

Porthos ouvrit de grands yeux stupéfaits, Athos et Aramis se regardèrent avec un sourire ; ils connaissaient d’Artagnan et savaient qu’il ne faisait rien sans but.

— Mais, continua d’Artagnan, vous l’apprécierez vous-même.

— Comment cela ?

— Je vous le présenterai ce soir, il vient jouer avec nous.

— Oh ! oh ! dit Porthos, dont les yeux s’allumèrent à ce mot, et il est riche ?

— C’est le fils d’un des plus forts négociants de Londres.

— Et il connaît le lansquenet ?

— Il l’adore.

— La bassette ?

— C’est sa folie.

— Le biribi ?

— Il y raffine.

— Bon, dit Porthos, nous passerons une agréable nuit.

— D’autant plus agréable qu’elle nous promettra une nuit meilleure.

— Comment cela ?

— Oui, nous lui donnons à jouer ce soir ; lui nous donne à jouer demain.

— Où cela ?

— Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que d’une chose, c’est de recevoir dignement l’honneur que nous fait M. Groslow. Nous nous arrêterons ce soir à Derby : que Mousqueton prenne les devants, et s’il y a une seule bouteille de vin dans toute la ville, qu’il l’achète. Il n’y aurait pas de mal non plus qu’il préparât un petit souper, auquel vous ne prendrez point part, vous, Athos, parce que vous avez la fièvre, et vous, Aramis, parce que vous êtes chevalier de Malte, et que les propos de soudards comme nous vous déplaisent et vous font rougir. Entendez-vous bien cela ?

— Oui, dit Porthos, mais le diable m’emporte si je comprends.

— Porthos, mon ami, vous savez que je descends des prophètes par mon père et des sibylles par ma mère, que je ne parle que par paraboles et par énigmes ; que ceux qui ont des oreilles écoutent, et que ceux qui ont des yeux regardent, je n’en puis pas dire davantage pour le moment.

— Faites, mon ami, dit Athos, je suis sûr que ce que vous faites est bien fait.

— Et vous, Aramis, êtes-vous dans la même opinion ?

— Tout à fait, mon cher d’Artagnan.

— À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà de vrais croyants, et il y a plaisir d’essayer des miracles pour eux ; ce n’est pas comme cet incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et toucher pour croire.

— Le fait est, dit Porthos d’un air fin, que je suis très incrédule.

D’Artagnan lui donna une claque sur l’épaule, et, comme on arrivait à la station du déjeûner, la conversation en resta là.

Vers les cinq heures du soir, comme la chose était convenue, on fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne parlait pas anglais, mais, depuis qu’il était en Angleterre, il avait remarqué une chose, c’est que Grimaud, par l’habitude du geste, avait parfaitement remplacé la parole. Il s’était donc mis à étudier le geste avec Grimaud, et en quelques leçons, grâce à la supériorité du maître, il était arrivé à une certaine force. Blaisois l’accompagna… Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby, aperçurent Blaisois debout sur le seuil d’une maison de belle apparence ; c’est là que leur logement était préparé.

De toute la journée, ils ne s’étaient pas approchés du roi, de peur de donner des soupçons, et au lieu de dîner à la table du colonel Harrison, comme ils l’avaient fait la veille, ils avaient dîné entre eux.

À l’heure convenue, Groslow vint. D’Artagnan le reçut comme il eût reçu un ami de vingt ans. Porthos le toisa des pieds à la tête et sourit en reconnaissant que malgré le coup remarquable qu’il avait donné au frère de Parry, il n’était pas de sa force. Athos et Aramis firent ce qu’ils purent pour cacher le dégoût que leur inspirait cette nature brutale et grossière… En somme, Groslow parut content de la réception.

Athos et Aramis se tinrent dans leurs rôles. À minuit ils se retirèrent dans leur chambre, dont on laissa, sous prétexte de bienveillance, la porte ouverte. En outre, d’Artagnan les y accompagna, laissant Porthos aux prises avec Groslow.

Porthos gagna cinquante pistoles à Groslow et trouva, lorsqu’il se fut retiré, qu’il était d’une compagnie plus agréable qu’il ne l’avait cru d’abord. Quant à Groslow, il se promit de réparer le lendemain sur d’Artagnan l’échec qu’il avait éprouvé avec Porthos, et quitta le Gascon en lui rappelant le rendez-vous du soir. Nous disons du soir, car les joueurs se quittèrent à quatre heures du matin.

La journée se passa comme d’habitude, d’Artagnan allait du capitaine Groslow au colonel Harrison, et du colonel Harrison à ses amis. Pour quelqu’un qui ne connaissait pas d’Artagnan, il paraissait être dans son assiette ordinaire ; pour ses amis, c’est-à-dire pour Athos et Aramis, sa gaîté était de la fièvre.

— Que peut-il machiner ? disait Aramis.

— Attendons, disait Athos.

Porthos ne disait rien, seulement il comptait l’une après l’autre dans son gousset, avec un air de satisfaction qui se trahissait à l’extérieur, les cinquante pistoles qu’il avait gagnées à Groslow.

En arrivant le soir à Ryston, d’Artagnan rassembla ses amis. Sa figure avait perdu ce caractère de gaîté insoucieuse, qu’il avait porté comme un masque toute la journée. Athos serra la main d’Aramis.

— Le moment approche, dit-il.

— Oui, dit d’Artagnan, qui avait entendu, oui, le moment approche : cette nuit, messieurs, nous sauvons le roi.

Athos tressaillit, ses yeux s’enflammèrent.

— D’Artagnan, dit-il, doutant après avoir espéré, ce n’est point une plaisanterie, n’est-ce pas ? elle me ferait trop grand mal.

— Vous êtes étrange, Athos, dit d’Artagnan, de douter ainsi de moi… Où et quand m’avez-vous vu plaisanter avec le cœur d’un ami et la vie d’un roi ? Je vous ai dit et je vous répète que cette nuit nous sauvons Charles Ier. Vous vous en êtes rapporté à moi de trouver un moyen, le moyen est trouvé.

Porthos regardait d’Artagnan avec un sentiment d’admiration profonde. Aramis souriait en homme qui espère. Athos était pâle comme la mort et tremblait de tous ses membres.

— Parlez, dit Athos.

Porthos ouvrit ses gros yeux ; Aramis se pendit pour ainsi dire aux lèvres de d’Artagnan.

— Nous sommes invités à passer la nuit chez M. Groslow ; vous savez cela ?

— Oui, répondit Porthos, il nous a fait promettre de lui donner sa revanche.

— Bien. Mais savez-vous où nous lui donnons sa revanche ?

— Non.

— Chez le roi.

— Chez le roi ! s’écria Athos.

— Oui, messieurs, chez le roi. M. Groslow est de garde ce soir près de Sa Majesté, et, pour se distraire dans sa faction, il nous invite à aller lui tenir compagnie.

— Tous quatre ? demanda Athos.

— Pardieu ! certainement, tous quatre ; est-ce que nous quittons nos prisonniers !

— Ah ! ah ! fit Aramis.

— Voyons, dit Athos palpitant.

— Nous allons donc chez Groslow, nous avec nos épées, vous avec des poignards ; à nous quatre nous nous rendons maîtres de ces huit imbéciles et de leur stupide commandant : nous habillons le roi en Groslow ; Mousqueton, Grimaud et Blaisois nous tiennent des chevaux tout sellés au détour de la première rue, nous sautons dessus, et avant le jour nous sommes à vingt lieues d’ici. Hein ! est-ce tramé cela, Athos ?

Athos posa ses deux mains sur les épaules de d’Artagnan et le regarda avec son calme et doux sourire.

— Je déclare, ami, dit-il, qu’il n’y a pas de créature sous le ciel qui vous égale en noblesse et en courage : pendant que nous vous croyions indifférent à nos douleurs, que vous pouviez sans crime ne point partager, vous seul d’entre nous trouvez ce que nous cherchions vainement. Je te le répète donc, d’Artagnan, tu es le meilleur de nous, et je te bénis et je t’aime, mon cher fils.

— Mais, dit Aramis, si j’ai bien compris, nous tuerons tout, n’est-ce pas ?

Athos frissonna et devint fort pâle.

— Mordioux ! dit d’Artagnan, il le faudra bien. J’ai cherché longtemps s’il n’y avait pas moyen d’éluder la chose, mais j’avoue que je n’en ai pas pu trouver.

— Voyons, dit Aramis, il ne s’agit pas ici de marchander avec la situation ; comment procédons-nous ?

— J’ai fait un double plan, répondit d’Artagnan.

— Voyons le premier, dit Aramis.

— Si nous sommes tous les quatre réunis, à mon signal, et ce signal sera le mot enfin, vous plongez chacun un poignard dans le cœur du soldat qui est le plus proche de vous, nous en faisons autant de notre côté ; voilà d’abord quatre hommes morts ; la partie devient donc égale, puisque nous nous trouvons quatre contre cinq ; ces cinq-là se rendent, et on les bâillonne, ou ils se défendent et on les tue ; si par hasard notre amphitryon change d’avis et ne reçoit à sa partie que Porthos et moi, dame ! il faudra prendre les grands moyens en frappant double, ce sera un peu plus long et un peu bruyant, mais vous vous tiendrez dehors avec des épées et vous accourrez au bruit.

— Mais si l’on vous frappait vous-mêmes ? dit Athos.

— Impossible ! dit d’Artagnan, ces buveurs de bière sont trop lourds et trop maladroits ; d’ailleurs vous frapperez à la gorge, Porthos, cela tue aussi vite et empêche de crier ceux que l’on tue.

— Très bien ! dit Porthos, ce sera un joli petit égorgement.

— Affreux, affreux, dit Athos.

— Bah ! monsieur l’homme sensible, dit d’Artagnan, vous en feriez bien d’autres dans une bataille. D’ailleurs, ami, continua-t-il, si vous trouvez que la vie du roi ne vaille pas ce qu’elle doit coûter, rien n’est dit, et je vais prévenir M. Groslow que je suis malade.

— Non, dit Athos, j’ai tort, mon ami, et c’est vous qui avez raison, pardonnez-moi.

En ce moment la porte s’ouvrit et un soldat parut.

— M. le capitaine Groslow, dit-il en mauvais français, fait prévenir monsieur d’Artagnan et monsieur du Vallon qu’il les attend.

— Où cela ? demanda d’Artagnan.

— Dans la chambre du Nabuchodonosor anglais, répondit le soldat, puritain renforcé.

— C’est bien, dit en excellent anglais Athos, à qui le rouge était monté au visage à cette insulte faite à la majesté royale ; c’est bien, dites au capitaine Groslow que nous y allons.

Puis le puritain sorti, l’ordre avait été donné aux laquais de seller huit chevaux, et d’aller attendre, sans se séparer les uns des autres et sans mettre pied à terre, au coin d’une rue située à vingt pas à peu près de la maison où était logé le roi.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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