LIV
La fuite


Le Palais-Royal, malgré les signes d’agitation que donnait la ville, présentait, lorsque d’Artagnan s’y rendit vers les cinq heures du soir, un spectacle des plus réjouissants. Ce n’était pas étonnant : la reine avait rendu Broussel et Blancmesnil au peuple. La reine n’avait réellement donc rien à craindre, puisque le peuple n’avait plus rien à demander. Son émotion était un reste d’agitation auquel il fallait laisser le temps de se calmer, comme après une tempête il faut quelquefois plusieurs journées pour affaisser la houle.

Il y avait eu un grand festin, dont le retour du vainqueur de Lens était le prétexte. Les princes, les princesses étaient invités, leurs carosses encombraient les cours depuis midi. Après le dîner, il devait y avoir jeu chez la reine. Anne d’Autriche était charmante ce jour-là de grâce et d’esprit, jamais on ne l’avait vue de plus joyeuse humeur. La vengeance en fleurs brillait dans ses yeux et épanouissait ses lèvres.

Au moment où l’on se leva de table, Mazarin s’éclipsa. D’Artagnan était déjà à son poste et l’attendait dans l’antichambre. Le cardinal parut l’air riant, le prit par la main et l’introduisit dans son cabinet.

— Mon cher monsou d’Artagnan, dit le ministre en s’asseyant, je vais vous donner la plus grande marque de confiance qu’un ministre puisse donner à un officier.

D’Artagnan s’inclina.

— J’espère, dit-il, que monseigneur me la donne sans arrière-pensée et avec cette conviction que j’en suis digne. — Le plus digne de tous, mon cher ami, puisque c’est à vous que je m’adresse. — Eh bien ! dit d’Artagnan, je vous l’avouerai, monseigneur, il y a longtemps que j’attends une occasion pareille. Ainsi, dites-moi vite ce que vous avez à me dire. — Vous allez, mon cher monsou d’Artagnan, reprit Mazarin, avoir ce soir entre les mains le salut de l’état.

Il s’arrêta.

— Expliquez-vous, monseigneur ; j’attends.

— La reine a résolu avec le roi de faire un petit voyage à Saint-Germain.

— Ah ! ah ! dit d’Artagnan, c’est-à-dire que la reine veut quitter Paris.

— Vous comprenez, caprice de femme.

— Oui, je comprends très bien, dit d’Artagnan. C’était pour cela qu’elle vous avait fait venir ce matin, et qu’elle vous a dit de revenir à cinq heures.

— C’était bien la peine de vouloir me faire jurer que je ne parlerais de ce rendez-vous à personne ! murmura d’Artagnan. Oh ! les femmes ! fussent-elles reines, elles sont toujours femmes.

— Désapprouveriez-vous ce petit voyage, mon cher monsou d’Artagnan ? demanda Mazarin avec inquiétude.

— Moi, monseigneur ? dit d’Artagnan, et pourquoi cela ?

— Parce que vous haussez les épaules.

— C’est une façon de me parler à moi-même, Monseigneur.

— Ainsi vous approuvez ce voyage ?

— Je n’approuve pas plus que je ne désapprouve, monseigneur, j’attends vos ordres.

— Bien. C’est donc sur vous que j’ai jeté les yeux pour porter le roi et la reine à Saint-Germain.

— Double fourbe ! dit en lui-même d’Artagnan.

— Vous voyez bien, reprit Mazarin, voyant l’impassibilité de d’Artagnan, que, comme je vous le disais, le salut de l’état va reposer entre vos mains.

— Oui, monseigneur, et je sens toute la responsabilité d’une pareille charge.

— Vous acceptez, cependant ?

— J’accepte toujours.

— Vous croyez la chose possible ?

— Tout l’est.

— Serez-vous attaqué en chemin ?

— C’est probable.

— Mais comment ferez-vous en ce cas ?

— Je passerai à travers ceux qui m’attaqueront.

— Et si vous ne passez pas à travers ?

— Alors, tant pis pour eux, car je passerai dessus.

— Et vous rendrez le roi et la reine sains et saufs à Saint-Germain ?

— Oui.

— Sur votre vie ?

— Sur ma vie.

— Vous êtes un héros, mon cher ! dit Mazarin en regardant le mousquetaire avec admiration.

D’Artagnan sourit.

— Et moi ? dit Mazarin après un moment de silence et en regardant fixement d’Artagnan.

— Comment, et vous, monseigneur ?

— Et moi, si je veux partir ?

— Ce sera plus difficile.

— Comment cela ?

— Votre Éminence peut être reconnue.

— Même sous ce déguisement ? dit Mazarin.

Et il leva un manteau qui couvrait un fauteuil sur lequel était un habit complet de cavalier, gris perle et grenat, tout passementé d’argent.

— Si Votre Éminence se déguise, cela devient plus facile.

— Ah ! fit Mazarin en respirant.

— Mais il faudra faire ce que Votre Éminence disait l’autre jour qu’elle eût fait à notre place.

— Que faudra-t-il faire ?

— Crier À bas Mazarin.

— Je crierai.

— En français, en bon français, monseigneur, prenez garde à l’accent ; on nous a tué six mille Angevins en Sicile parce qu’ils prononçaient mal l’italien. Prenez garde que les Français ne prennent sur vous leur revanche des Vêpres Siciliennes.

— Je ferai de mon mieux.

— Il y a bien des gens armés dans les rues, continua d’Artagnan ; êtes-vous sûr que personne ne connaît le projet de la reine ?

Mazarin réfléchit.

— Ce serait une belle affaire pour un traître, monseigneur, que l’affaire que vous me proposez là ; les hasards d’une attaque excuseraient tout.

Mazarin frissonna ; mais il réfléchit qu’un homme qui aurait l’intention de trahir ne préviendrait pas.

— Aussi, dit-il vivement, je ne me fie pas à tout le monde, et la preuve, c’est que je vous ai choisi pour m’escorter.

— Ne partez-vous pas avec la reine ?

— Non, dit Mazarin.

— Alors, vous partez après la reine ?

— Non, fit encore Mazarin.

— Ah ! dit d’Artagnan, qui commençait à comprendre.

— Oui, j’ai mes plans, continua le cardinal ; avec la reine, je double ses mauvaises chances ; après la reine son départ double les miennes ; puis, la cour une fois sauvée, on peut m’oublier : les grands sont ingrats.

— C’est vrai, dit d’Artagnan en jetant malgré lui les yeux sur le diamant de la reine que Mazarin avait à son doigt.

Mazarin suivit la direction de ce regard et tourna doucement le chaton de sa bague en dedans.

— Je veux donc, dit Mazarin avec son fin sourire, les empêcher d’être ingrats envers moi.

— C’est de la charité chrétienne, dit d’Artagnan, que de ne pas induire son prochain en tentation.

— C’est justement pour cela, dit Mazarin, que je veux partir avant eux.

D’Artagnan sourit ; il était homme à très bien comprendre cette astuce italienne. Mazarin le vit sourire et profita du moment.

— Vous commencerez donc par me faire sortir de Paris d’abord, n’est-ce pas, mon cher monsou d’Artagnan ?

— Rude commission, monseigneur, dit d’Artagnan en reprenant son air grave.

— Mais, dit Mazarin en le regardant attentivement pour que pas une des expressions de sa physionomie ne lui échappât, mais vous n’avez pas fait toutes ces observations pour le roi et pour la reine.

— Le roi et la reine sont ma reine et mon roi, monseigneur, répondit le mousquetaire ; ma vie est à eux, je la leur dois. Ils me la demandent, je n’ai rien à dire.

— C’est juste, murmura tout bas Mazarin ; mais comme ta vie n’est pas à moi, il faut que je te l’achète, n’est-ce pas ?

Et tout en poussant un profond soupir, il commença de retourner le chaton de sa bague en dehors… D’Artagnan sourit. Ces deux hommes se touchaient par un point, par l’astuce. S’ils se fussent touchés de même par le courage, l’un eût fait faire à l’autre de grandes choses.

— Mais aussi, dit Mazarin, vous comprenez, si je vous demande ce service, c’est avec l’intention d’en être reconnaissant.

— Monseigneur n’en est-il encore qu’à l’intention ? demanda d’Artagnan.

— Tenez, dit Mazarin en tirant la bague de son doigt, mon cher monsou d’Artagnan, voici un diamant qui vous a appartenu jadis, il est juste qu’il vous revienne ; prenez-le, je vous en supplie.

D’Artagnan ne donna point à Mazarin la peine d’insister, il le prit, regarda si la pierre était bien la même, et, après s’être assuré de la pureté de son eau, il le passa à son doigt avec un plaisir indicible.

— J’y tenais beaucoup, dit Mazarin en l’accompagnant d’un dernier regard ; mais n’importe, je vous le donne avec grand plaisir.

— Et moi, monseigneur, dit d’Artagnan, je le reçois comme il m’est donné. Voyons, parlons donc de vos petites affaires. Vous voulez partir avant tout le monde ?

— Oui, j’y tiens.

— À quelle heure ?

— À dix heures.

— Et la reine, à quelle heure part-elle ?

— À minuit.

— Alors c’est possible, je vous fais sortir de Paris, je vous laisse hors de la barrière, et je reviens la chercher.

— À merveille, mais comment me conduisez-vous hors de Paris ?

— Oh ! pour cela il faut me laisser faire.

— Je vous donne plein pouvoir, prenez une escorte aussi considérable que vous le voudrez.

D’Artagnan secoua la tête.

— Il me semble cependant que c’est le moyen le plus sûr, dit Mazarin.

— Oui, pour vous, monseigneur ; mais pas pour la reine.

Mazarin se mordit les lèvres.

— Alors, dit-il, comment opèrerons-nous ?

— Il faut me laisser faire, monseigneur.

— Hum ! fit Mazarin.

— Et il faut me donner la direction entière de cette entreprise.

— Cependant…

— Ou en charger un autre, dit d’Artagnan en tournant le dos.

— Eh ! fit tout bas Mazarin, je crois qu’il s’en va avec le diamant.

Et il le rappela.

— Monsou d’Artagnan, mon cher monsou d’Artagnan ! dit-il d’une voix caressante.

— Monseigneur ?

— Me répondez-vous de tout ?

— Je ne réponds de rien ; je ferai de mon mieux.

— De votre mieux ?

— Oui.

— Eh bien ! allons, je me fie à vous.

— C’est bienheureux, se dit d’Artagnan à lui-même.

— Vous serez donc ici à neuf heures et demie ?

— Et je trouverai Votre Éminence prête ?

— Certainement, toute prête.

— C’est chose convenue, alors. Maintenant, monseigneur veut-il me faire voir la reine ?

— À quoi bon ?

— Je désirerais prendre les ordres de Sa Majesté de sa propre bouche.

— Elle m’a chargé de vous les donner.

— Elle pourrait avoir oublié quelque chose.

— Vous tenez à la voir ?

— C’est indispensable, monseigneur.

Mazarin hésita un instant ; d’Artagnan demeura impassible dans sa volonté.

— Allons donc, dit Mazarin, je vais vous conduire, mais pas un mot de notre conversation.

— Ce qui a été dit entre nous ne regarde que nous, monseigneur, dit d’Artagnan.

— Vous jurez d’être muet ?

— Je ne jure jamais, Monseigneur. Je dis oui ou je dis non, et comme je suis gentilhomme, je tiens ma parole.

— Allons, je vois qu’il faut me fier à vous sans restriction.

— C’est ce qu’il y a de mieux, croyez-moi, monseigneur.

— Venez, dit Mazarin.

Mazarin fit entrer d’Artagnan dans l’oratoire de la reine et lui dit d’attendre.

D’Artagnan n’attendit pas longtemps. Cinq minutes après qu’il était dans l’oratoire, la reine arriva en costume de grand gala. Parée ainsi, elle paraissait trente-cinq ans à peine et était toujours belle.

— C’est vous, monsieur d’Artagnan, dit-elle en souriant gracieusement ; je vous remercie d’avoir insisté pour me voir.

— J’en demande pardon à Votre Majesté, dit d’Artagnan, mais j’ai voulu prendre ses ordres de sa bouche même.

— Vous savez de quoi il s’agit ?

— Oui, madame.

— Vous acceptez la mission que je vous confie ?

— Avec reconnaissance.

— C’est bien, soyez ici à minuit.

— J’y serai.

— Monsieur d’Artagnan, dit la reine, je connais trop votre désintéressement pour vous parler de ma reconnaissance dans ce moment-ci ; mais je vous jure que je n’oublierai pas ce second service comme j’ai oublié le premier.

— Votre Majesté est libre de se souvenir et d’oublier, et je ne sais pas ce qu’elle veut dire.

Et d’Artagnan s’inclina.

— Allez, Monsieur, dit la reine avec son plus charmant sourire ; allez et revenez à minuit.

Elle lui fit de la main un signe d’adieu, et d’Artagnan se retira, mais en se retirant, il jeta les yeux sur la portière par laquelle était entrée la reine, et au bas de la tapisserie il aperçut le bout d’un soulier de velours.

— Bon, dit-il, le Mazarin écoutait pour voir si je ne le trahissais pas. En vérité, ce pantin d’Italie ne mérite pas d’être servi par un honnête homme.

D’Artagnan n’en fut pas moins exact au rendez-vous ; à neuf heures et demie, il entrait dans l’antichambre.

Bernouin attendait et l’introduisit.

Il trouva le cardinal habillé en cavalier. Il avait fort bonne mine sous ce costume, qu’il portait, nous l’avons déjà dit, avec élégance ; seulement il était fort pâle et tremblait quelque peu.

— Tout seul ? dit Mazarin.

— Oui, monseigneur.

— Et ce bon M. du Vallon, ne jouirons-nous pas de sa compagnie ?

— Si fait, monseigneur ; il attend dans son carosse.

— Où cela ?

— À la porte du jardin du Palais-Royal.

— C’est donc dans son carosse que nous partons ?

— Oui, monseigneur.

— Et sans autre escorte que vous deux ?

— N’est-ce donc pas assez ? un des deux suffirait.

— En vérité, mon cher monsieur d’Artagnan, dit Mazarin, vous m’épouvantez avec votre sang-froid.

— J’aurais cru au contraire qu’il devait vous inspirer de la confiance.

— Et Bernouin, est-ce que je ne l’emmène pas ?

— Il n’y a pas de place pour lui, il viendra rejoindre Votre Éminence.

— Allons, dit Mazarin, puisqu’il faut faire en tout comme vous le voulez.

— Monseigneur, il est encore temps de reculer, dit d’Artagnan, et Votre Éminence est parfaitement libre.

— Non pas, non pas, dit Mazarin, partons.

Et tous deux descendirent par l’escalier dérobé, Mazarin appuyant au bras de d’Artagnan son bras que le mousquetaire sentait trembler sur le sien. Ils traversèrent les cours du Palais-Royal, où stationnaient encore quelques carosses de convives attardés, gagnèrent le jardin et atteignirent la petite porte. Mazarin essaya de l’ouvrir à l’aide d’une clé qu’il tira de sa poche, mais la main lui tremblait tellement qu’il ne put trouver le trou de la serrure.

— Donnez, dit d’Artagnan.

Mazarin lui donna la clé, d’Artagnan ouvrit et remit la clé dans sa poche ; il comptait rentrer par là.

Le marchepied était abaissé, la porte ouverte, Mousqueton se tenait à la portière, Porthos était au fond de la voiture.

— Montez, monseigneur, dit d’Artagnan.

Mazarin ne se le fit pas dire deux fois et il s’élança dans le carosse. D’Artagnan monta derrière lui, Mousqueton referma la portière et se hissa avec force gémissements derrière la voiture ; il avait fait quelques difficultés pour partir sous prétexte que sa blessure le faisait encore souffrir, mais d’Artagnan lui avait dit :

— Restez si vous voulez, mon cher monsieur Mouston, mais je vous préviens que Paris sera brûlé cette nuit.

Sur quoi Mousqueton n’en avait pas demandé davantage et avait déclaré qu’il était prêt à suivre son maître et M. d’Artagnan au bout du monde.

La voiture partit à un trot raisonnable et qui ne dénonçait pas le moins du monde qu’elle renfermât des gens pressés. Le cardinal s’essuya le front avec son mouchoir et regarda autour de lui… Il avait à sa gauche Porthos, et à sa droite d’Artagnan ; chacun gardait une portière, chacun lui servait de rempart. En face et sur la banquette de devant étaient deux paires de pistolets, une paire devant Porthos, une paire devant d’Artagnan ; les deux amis avaient en outre chacun son épée au côté.

À cent pas du Palais-Royal une patrouille arrêta le carosse.

— Qui vive ? dit le chef.

— Mazarin ! répondit d’Artagnan en éclatant de rire.

La plaisanterie parut excellente aux bourgeois, qui, voyant ce carrosse sans armes et sans escorte, n’eussent jamais cru à la réalité d’une pareille imprudence.

— Bon voyage ! crièrent-ils.

Et ils laissèrent passer.

— Hein ! dit d’Artagnan, que pense monseigneur de cette réponse ?

— Homme d’esprit ! s’écria Mazarin.

— Au fait, dit Porthos, je comprends…

Vers le milieu de la rue des Petits-Champs une seconde patrouille arrêta le carosse.

— Qui vive ? cria le chef de la patrouille.

— Rangez-vous, monseigneur, dit d’Artagnan.

Et Mazarin s’enfonça tellement entre les deux amis qu’il disparut complètement caché par eux.

— Qui vive ! reprit la même voix avec impatience.

Et d’Artagnan sentit qu’on se jetait à la tête des chevaux.

Il sortit la moitié du corps du carrosse.

— Eh ! Planchet, dit-il.

Le chef s’approcha : c’était effectivement Planchet. D’Artagnan avait reconnu la voix de son ancien laquais.

— Comment, monsieur, c’est vous ? dit Planchet, c’est vous ?

— Eh mon Dieu, oui, mon cher ami. Ce cher Porthos vient de recevoir un coup d’épée, et je le reconduis à sa maison de campagne de Saint-Cloud.

— Oh ! vraiment ? dit Planchet.

— Porthos, reprit d’Artagnan, si vous pouvez encore parler, mon cher Porthos, dites donc un mot à ce bon Planchet.

— Planchet, mon ami, dit Porthos d’une voix dolente, je suis bien malade, et si tu rencontres un médecin, tu me feras plaisir de me l’envoyer.

— Ah ! grand Dieu, dit Planchet, quel malheur ! Et comment cela est-il arrivé ?

— Je te conterai cela, dit Mousqueton.

Porthos poussa un profond gémissement.

— Fais-nous faire place, Planchet, dit tout bas d’Artagnan, ou il n’arrivera pas vivant : les poumons sont offensés, mon ami.

Planchet secoua la tête de l’air d’un homme qui dit : En ce cas, la chose va mal. Puis, se retournant vers ses hommes :

— Laissez passer, dit-il, ce sont des amis.

La voiture reprit sa marche, et Mazarin, qui avait retenu son haleine, se hasarda à respirer.

— Bricconi ! murmura-t-il.

Quelques pas avant la porte Saint-Honoré, on rencontra une troisième troupe ; celle-ci était composée de gens de mauvaise mine, et qui ressemblaient plutôt à des bandits qu’à autre chose : c’étaient les hommes du mendiant de Saint-Eustache.

— Attention, Porthos, dit d’Artagnan.

Porthos allongea la main vers ses pistolets.

— Qu’y a-t-il ? dit Mazarin.

— Monseigneur, je crois que nous sommes en mauvaise compagnie.

Un homme s’avança à la portière avec une espèce de faulx à la main.

— Qui vive ? demanda cet homme.

— Eh ! drôle ! dit d’Artagnan, ne reconnaissez-vous pas le carosse de M. le Prince ?

— Prince ou non, dit cet homme, ouvrez ! nous avons la garde de la porte, et personne ne passera que nous ne sachions qui passe.

— Que faut-il faire ? demanda Porthos.

— Pardieu ! passer, dit d’Artagnan.

— Mais comment passer ? dit Mazarin.

— À travers, ou dessus. Cocher, au galop !

Le cocher leva son fouet.

— Pas un pas de plus, dit l’homme qui paraissait le chef, ou je coupe le jarret à vos chevaux.

— Peste ! dit Porthos, ce serait dommage, des bêtes qui me coûtent cent pistoles pièce.

— Je vous les paierai deux cents, dit Mazarin.

— Oui, mais, quand ils auront les jarrets coupés, on nous coupera le cou à nous, dit d’Artagnan.

— Il en vient un de mon côté, dit Porthos ; faut-il que je le tue ?

— Oui, d’un coup de poing si vous pouvez ; ne faisons feu qu’à la dernière extrémité.

— Je le puis, dit Porthos.

— Venez ouvrir alors, dit d’Artagnan à l’homme à la faulx, en prenant un de ses pistolets par le canon et en s’apprêtant à frapper de la crosse.

Celui-ci s’approcha… À mesure qu’il s’approchait, d’Artagnan, pour être plus libre de ses mouvements, sortait à demi par la portière ; ses yeux s’arrêtèrent sur ceux du mendiant, qu’éclairait la lueur d’une lanterne.

Sans doute cet homme reconnut le mousquetaire, car il devint fort pâle ; sans doute d’Artagnan le reconnut, car ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

— Monsieur d’Artagnan ! s’écria-t-il en reculant d’un pas, monsieur d’Artagnan ! laissez passer.

Peut-être d’Artagnan allait-il répondre de son côté, lorsqu’un coup pareil à celui d’une masse qui tombe sur la tête d’un bœuf retentit : c’était Porthos qui venait d’assommer son homme…

D’Artagnan se retourna et vit le malheureux gisant à quatre pas de là.

— Ventre à terre, maintenant ! cria-t-il au cocher ; pique, pique !

Le cocher enveloppa ses chevaux d’un large coup de fouet. Les nobles animaux bondirent. On entendit des cris comme ceux d’hommes qui sont renversés. Puis on sentit une double secousse : deux des roues venaient de passer sur un corps flexible et rond.

Il se fit un moment de silence. La voiture franchit la porte.

— Au Cours-la-Reine ! cria d’Artagnan au cocher.

Puis, se retournant vers Mazarin :

— Maintenant, monseigneur, lui dit-il, vous pouvez dire cinq Pater et cinq Ave pour remercier Dieu de votre délivrance. Vous êtes sauvé ! vous êtes libre !

Mazarin ne répondit que par une espèce de gémissement ; il ne pouvait croire à un pareil miracle… Cinq minutes après, la voiture s’arrêta : elle était arrivée au Cours-la-Reine.

— Monseigneur est-il content de son escorte ? demanda le mousquetaire. — Enchanté, monsou, dit Mazarin en hasardant sa tête à l’une des portières ; maintenant faites-en autant pour la reine. — Ce sera moins difficile, dit d’Artagnan en sautant à terre. Monsieur du Vallon, je vous recommande Son Éminence. — Soyez tranquille, dit Porthos en étendant la main.

D’Artagnan prit la main de Porthos et la secoua.

— Aïe ! fit Porthos.

D’Artagnan regarda son ami avec étonnement.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il. — Je crois que j’ai le poignet foulé, dit Porthos. — Que diable, aussi, vous frappez comme un sourd. — Il le fallait bien, mon homme allait me lâcher un coup de pistolet ; mais vous, comment vous êtes-vous débarrassé du vôtre ? — Oh ! le mien, dit d’Artagnan, ce n’était pas un homme. — Qu’était-ce donc ? — C’était un spectre. — Et… — Et je l’ai conjuré.

Sans autre explication, d’Artagnan prit les pistolets qui étaient sur la banquette de devant, les passa à sa ceinture, s’enveloppa dans son manteau, et ne voulant pas rentrer par la même barrière qu’il était sorti, il s’achemina vers la porte Richelieu.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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