XX
Grimaud entre en fonctions


Grimaud se présenta donc avec ses dehors favorables au donjon de Vincennes. M. de Chavigny se piquait d’avoir l’œil infaillible, ce qui pourrait faire croire qu’il était véritablement le fils du cardinal de Richelieu, dont c’était aussi la prétention éternelle : il examina donc avec attention le postulant, et conjectura que les sourcils rapprochés, les lèvres minces, le nez crochu et les pommettes saillantes de Grimaud étaient des indices parfaits. Il ne lui adressa que douze paroles ; Grimaud en répondit quatre.

— Voilà un garçon distingué, et je l’avais jugé tel, dit M. de Chavigny ; allez vous faire agréer de M. la Ramée, et dites-lui que vous me convenez sur tous les points.

Grimaud tourna sur ses talons et s’en alla passer l’inspection beaucoup plus rigoureuse de la Ramée. Ce qui le rendait plus difficile, c’est que M. de Chavigny savait qu’il pouvait se reposer sur lui, et que lui voulait pouvoir se reposer sur Grimaud.

Grimaud avait juste les qualités qui peuvent séduire un exempt qui désire un sous-exempt ; aussi après mille questions qui n’obtinrent chacune qu’un quart de réponse, la Ramée, fasciné par cette sobriété de paroles, se frotta les mains et enrôla Grimaud.

— La consigne ? demanda Grimaud. — La voici : Ne jamais laisser le prisonnier seul, lui ôter tout instrument piquant ou tranchant, l’empêcher de faire signe aux gens du dehors ou de causer trop longtemps avec ses gardiens. — C’est tout ? demanda Grimaud. — Tout pour le moment, répondit la Ramée. Des circonstances nouvelles, s’il y en a, amèneront de nouvelles consignes. — Bon, répondit Grimaud.

Et il entra chez M. le duc de Beaufort.

Celui-ci était en train de se peigner la barbe, qu’il laissait pousser ainsi que ses cheveux, pour faire pièce au Mazarin en étalant sa misère et en faisant parade de sa mauvaise mine. Mais comme quelques jours auparavant il avait cru, du haut du donjon, reconnaître au fond d’un carrosse la belle madame de Montbazon, dont le souvenir lui était toujours cher, il n’avait pas voulu être pour elle ce qu’il était pour Mazarin ; il avait donc, dans l’espérance de la revoir, demandé un peigne de plomb qui lui avait été accordé.

M. de Beaufort avait demandé un peigne de plomb, parce que, comme tous les blonds, il avait la barbe un peu rouge ; il se la teignait en se la peignant.

Grimaud, en entrant, vit le peigne que le prince venait de déposer sur la table ; il le prit en faisant une révérence.

Le duc regarda cette étrange figure avec étonnement.

La figure mit le peigne dans sa poche.

— Hola hé ! qu’est-ce que cela ! s’écria le duc, et quel est ce drôle ?

Grimaud ne répondit point, mais salua une seconde fois.

— Es-tu muet ? s’écria le duc.

Grimaud fit signe que non.

— Qu’es-tu alors ? réponds, je te l’ordonne, dit le duc.

— Gardien, répondit Grimaud.

— Gardien ! s’écria le duc ; bien, il ne manquait que cette figure patibulaire à ma collection. Holà, la Ramée, quelqu’un !

La Ramée appelé accourut ; malheureusement pour le prince il allait, se reposant sur Grimaud, se rendre à Paris ; il était déjà dans la cour et remonta mécontent.

— Qu’est-ce, mon prince ? demanda-t-il.

— Quel est ce maraud qui prend mon peigne et qui le met dans sa sale poche ? demanda M. de Beaufort.

— C’est un de vos gardes, monseigneur, un garçon plein de mérite et que vous apprécierez comme M. de Chavigny et moi, j’en suis sûr.

— Pourquoi me prend-il mon peigne ?

— En effet, dit la Ramée, pourquoi prenez-vous le peigne de monseigneur ?

Grimaud tira le peigne de sa poche, passa son doigt dessus et en regardant et montrant la grosse dent se contenta de prononcer un seul mot :

— Piquant.

— C’est vrai, dit la Ramée.

— Que dit cet animal ? demanda le duc.

— Que tout instrument piquant est interdit par le roi à monseigneur.

— Ah çà ! dit le duc, êtes-vous fou, la Ramée ? Mais c’est vous-même qui me l’avez donné, ce peigne.

— Et grand tort j’ai eu, monseigneur ; car en vous le donnant je me suis mis en contravention avec ma consigne.

Le duc regarda furieusement Grimaud, qui avait rendu le peigne à la Ramée.

— Je prévois que ce drôle me déplaira énormément, murmura le prince.

En effet, en prison il n’y a pas de sentiment intermédiaire ; comme tout, hommes et choses, vous est ou ami ou ennemi, on aime ou l’on hait quelquefois avec raison, mais bien plus souvent encore par instinct. Or, par ce motif infiniment simple que Grimaud, au premier coup d’œil, avait plu à M. de Chavigny et à la Ramée, il devait, ses qualités aux yeux du gouverneur et de l’exempt devenant des défauts aux yeux du prisonnier, déplaire tout d’abord à M. de Beaufort.

Cependant Grimaud ne voulut pas dès le premier jour rompre directement en visière avec le prisonnier ; il avait besoin, non pas d’une répugnance improvisée, mais d’une belle et bonne haine bien tenace. Il se retira donc pour faire place à quatre gardes qui, venant de déjeûner, pouvaient reprendre leur service près du prince.

De son côté, le prince avait à confectionner une nouvelle plaisanterie sur laquelle il comptait beaucoup : il avait demandé des écrevisses pour son déjeûner du lendemain et comptait passer la journée à faire une petite potence pour pendre la plus belle au milieu de sa chambre. La couleur rouge que devait lui donner la cuisson ne laisserait aucun doute sur l’allusion, et ainsi il aurait eu le plaisir de pendre le cardinal en effigie en attendant qu’il fût pendu en réalité, sans qu’on pût toutefois lui reprocher d’avoir pendu autre chose qu’une écrevisse.

La journée fut employée aux préparatifs de l’exécution. On devient très enfant en prison, et M. de Beaufort était de caractère à le devenir plus que tout autre ; il alla se promener comme d’habitude, brisa deux ou trois petites branches destinées à jouer un rôle dans sa parade, et après avoir beaucoup cherché trouva un morceau de verre cassé, trouvaille qui parut lui faire le plus grand plaisir. Rentré chez lui, il effila son mouchoir.

Aucun de ces détails n’échappa à l’œil investigateur de Grimaud.

Le lendemain matin, la potence était prête ; et afin de pouvoir la planter dans le milieu de la chambre, M. de Beaufort en effilait un des bouts avec son verre brisé.

La Ramée le regardait faire avec la curiosité d’un père qui pense qu’il va peut-être découvrir un joujou nouveau pour ses enfants, et les quatre gardes avec cet air de désœuvrement qui faisait, à cette époque comme aujourd’hui, le caractère principal de la physionomie du soldat.

Grimaud entra comme le prince venait de poser son morceau de verre, quoiqu’il n’eût pas encore achevé d’effiler le pied de sa potence ; mais il s’était interrompu pour attacher le fil à son extrémité opposée. — Il jeta sur Grimaud un coup d’œil où se révélait un reste de la mauvaise humeur de la veille, mais comme il était d’avance très satisfait du résultat que ne pouvait manquer d’avoir sa nouvelle invention, il n’y fit pas autrement attention. Seulement, quand il eut fini de faire un nœud à la marinière à un bout de son fil et un nœud coulant à l’autre, quand il eut jeté un regard sur le plat d’écrevisses, et choisi de l’œil la plus majestueuse, il se retourna pour aller chercher son morceau de verre ; le morceau de verre avait disparu.

— Qui m’a pris mon morceau de verre ? demanda le prince en fronçant le sourcil.

Grimaud fit signe que c’était lui.

— Comment ! toi encore ! et pourquoi me l’as-tu pris ?

— Oui, demanda la Ramée, pourquoi avez-vous pris le morceau de verre à Son Altesse ?

Grimaud, qui tenait le fragment de vitre à sa main, passa le doigt sur le fil, et dit :

— Tranchant.

— C’est juste, monseigneur, dit la Ramée. Ah ! peste ! que nous avons acquis là un garçon précieux !

— Monsieur Grimaud, dit le prince, dans votre intérêt, je vous en conjure, ayez soin de ne jamais vous trouver à la portée de ma main.

Grimaud fit la révérence et se retira au bout de la chambre.

— Chut ! chut ! monseigneur, dit la Ramée, donnez-moi votre petite potence, je vais l’effiler avec mon couteau.

— Vous ! dit le duc en riant.

— Oui, moi ; n’était-ce pas cela que vous désiriez ?

— Sans doute… Tiens, au fait, dit le duc, ce sera plus drôle. Tenez, mon cher la Ramée.

La Ramée, qui n’avait rien compris à l’exclamation du prince, effila le pied de la potence le plus proprement du monde.

— Là, dit le duc, maintenant, faites-moi un petit trou en terre pendant que je vais aller chercher le patient.

La Ramée mit un genou en terre et creusa le sol.

Pendant ce temps, le prince suspendit son écrevisse au fil. Puis il planta la potence au milieu de la chambre en éclatant de rire.

La Ramée aussi rit de tout son cœur, sans trop savoir de quoi il riait, et les gardes firent chorus.

Grimaud seul ne rit pas. Il s’approcha de la Ramée, et, lui montrant l’écrevisse qui tournait au bout de son fil :

— Cardinal ! dit-il.

— Pendu par Son Altesse le duc de Beaufort, reprit le prince en riant plus fort que jamais, et par maître Jacques-Chrysostôme la Ramée, exempt du roi.

La Ramée poussa un cri de terreur et se précipita vers la potence, qu’il arracha de terre, qu’il mit incontinent en morceaux, et dont il jeta les morceaux par la fenêtre. Il allait en faire autant de l’écrevisse, tant il avait perdu l’esprit, lorsque Grimaud la lui prit des mains.

— Bonne à manger ! dit-il ; et il la mit dans sa poche.

Cette fois le duc avait pris si grand plaisir à cette scène, qu’il pardonna presque à Grimaud le rôle qu’il avait joué. Mais comme, dans le courant de la journée, il réfléchit à l’intention qu’avait eue son gardien, et qu’au fond cette intention lui parut mauvaise, il sentit sa haine pour lui s’augmenter d’une manière sensible.

Mais l’histoire de l’écrevisse n’en eut pas moins, au grand désespoir de la Ramée, un immense retentissement dans l’intérieur du donjon et même au-dehors. M. de Chavigny, qui, au fond du cœur, détestait fort le cardinal, eut soin de confier l’anecdote à deux ou trois amis bien intentionnés, qui la répandirent à l’instant même.

Cela fit passer deux ou trois bonnes journées à M. de Beaufort.

Cependant le duc avait remarqué parmi ses gardes un homme porteur d’une assez bonne figure, et il l’amadouait d’autant plus qu’à chaque instant Grimaud lui déplaisait davantage. Or, un matin qu’il avait pris cet homme à part, et qu’il était parvenu à lui parler quelque temps en tête à tête, Grimaud entra, regarda ce qui se passait, puis s’approchant respectueusement du garde et du prince, il prit le garde par le bras.

— Que voulez-vous ? demanda brutalement le duc.

Grimaud conduisit le garde à quatre pas et lui montra la porte.

— Allez, dit-il.

Le garde obéit.

— Oh ! mais, s’écria le prince, vous m’êtes insupportable : je vous châtierai.

Grimaud salua respectueusement.

— Je vous romprai les os ! s’écria le prince exaspéré.

Grimaud salua en reculant.

— Monsieur l’espion, continua le duc, je vous étranglerai de mes propres mains !

Grimaud salua en reculant toujours.

— Et cela, reprit le prince, qui pensait qu’autant valait en finir tout de suite, pas plus tard qu’à l’instant même.

Et il étendit ses deux mains crispées vers Grimaud, qui se contenta de pousser le garde dehors et de fermer la porte derrière lui.

En même temps il sentit les mains du prince qui s’abaissaient sur ses épaules pareilles à deux tenailles de fer ; mais il se contenta, au lieu d’appeler ou de se défendre, d’amener lentement son index à la hauteur de ses lèvres et de prononcer à demi-voix, en colorant sa figure de son plus gracieux sourire, le mot :

— Chut !

C’était une chose si rare de la part de Grimaud qu’un geste, un sourire et une parole, que Son Altesse s’arrêta tout court, au comble de la stupéfaction.

Grimaud profita de ce moment pour tirer de la doublure de sa veste un charmant petit billet à cachet aristocratique, auquel sa longue station dans les habits de Grimaud n’avait pu faire perdre entièrement son premier parfum, et le présenta au duc sans prononcer une parole.

Le duc, de plus en plus étonné, lâcha Grimaud, prit le billet, et, reconnaissant l’écriture :

— De Mme de Montbazon ! s’écria-t-il.

Grimaud fit signe de la tête que oui.

Le duc déchira rapidement l’enveloppe, passa sa main sur ses yeux, tant il était ébloui, et lut ce qui suit :

« Mon cher duc,
« Vous pouvez vous fier entièrement au brave garçon qui vous remettra ce billet, car c’est le valet d’un gentilhomme qui est à nous et qui nous l’a garanti comme éprouvé par vingt ans de fidélité. Il a consenti à entrer au service de votre exempt, et à s’enfermer avec vous à Vincennes pour préparer et aider votre fuite, de laquelle nous nous occupons.

« Le moment de la délivrance approche ; prenez patience et courage en songeant que, malgré le temps et l’absence, tous vos amis vous ont conservé les sentiments qu’ils vous avaient voués.

« Votre toute et toujours affectionnée,

« Marie de Montbazon. »
« P. S. Je signe en toutes lettres, car ce serait par trop de vanité de penser qu’après cinq ans d’absence vous reconnaîtriez mes initiales. »

Le duc demeura un instant étourdi. Ce qu’il cherchait depuis cinq ans sans avoir pu le trouver, c’est-à-dire un serviteur, un aide, un ami, lui tombait tout à coup du ciel au moment où il s’y attendait le moins. Il regarda Grimaud avec étonnement et revint à sa lettre qu’il relut d’un bout à l’autre.

— Oh ! chère Marie ! murmura-t-il quand il eut fini, c’est donc bien elle que j’avais aperçue au fond de son carrosse ! Comment, elle pense encore à moi, après cinq ans de séparation ! Morbleu ! voilà une constance comme on n’en voit que dans l’Astrée.

Puis, se retournant vers Grimaud :

— Et toi, mon brave garçon, ajouta-t-il, tu consens donc à nous aider ?

Grimaud fit signe que oui.

— Et tu es venu ici exprès pour cela ?

Grimaud répéta le même signe.

— Et moi qui voulais t’étrangler ! s’écria le duc.

Grimaud se prit à sourire.

— Mais attends, dit le duc.

Et il fouilla dans sa poche.

— Attends, continua-t-il en renouvelant l’expérience infructueuse une première fois, il ne sera pas dit qu’un pareil dévoûment pour un petit-fils de Henri IV restera sans récompense.

Le mouvement du duc de Beaufort dénonçait la meilleure intention du monde. Mais une des précautions qu’on prenait à Vincennes était de ne pas laisser d’argent au prisonnier. Sur quoi Grimaud, voyant le désappointement du duc, tira de sa poche une bourse pleine d’or, et la lui présenta.

— Voilà ce que vous cherchez, dit-il.

Le duc ouvrit la bourse et voulut la vider entre les mains de Grimaud ; mais Grimaud secoua la tête.

— Merci, monseigneur, ajouta-t-il en se reculant, je suis payé.

Le duc tombait de surprise en surprise ; il tendit la main à Grimaud, qui s’approcha et la lui baisa respectueusement. Les grandes manières d’Athos avaient déteint sur Grimaud.

— Et maintenant, demanda le duc, qu’allons-nous faire ?

— Il est onze heures du matin, reprit Grimaud. Que monseigneur, à deux heures, demande à faire une partie de paume avec la Ramée et envoie deux ou trois balles par-dessus les remparts.

— Eh bien, après ?

— Après… Monseigneur s’approchera de la muraille et criera à un homme qui travaille dans les fossés de les lui renvoyer.

— Je comprends, dit le duc.

Le visage de Grimaud parut exprimer une vive satisfaction, le peu d’usage qu’il faisait d’habitude de la parole lui rendait la conversation difficile.

Il fit un mouvement pour se retirer.

— Ah çà, dit le duc, tu ne veux donc rien accepter ?

— Je voudrais que monseigneur me fît une promesse.

— Laquelle ? parle.

— C’est que, lorsque nous nous sauverons, je passerai toujours et partout le premier ; car si l’on rattrape monseigneur, le plus grand risque qu’il coure est d’être réintégré dans sa prison, tandis que si l’on me rattrape, moi, le moins qu’il puisse m’arriver c’est d’être pendu.

— C’est trop juste, dit le duc, et, foi de gentilhomme, il sera fait comme tu demandes.

— Maintenant, reprit Grimaud, je n’ai plus qu’une chose à demander à monseigneur : c’est qu’il continue de me faire l’honneur de me détester comme auparavant.

— Je tâcherai, répondit le duc.

On frappa à la porte.

Le duc mit le billet et la bourse dans sa poche et se jeta sur son lit. On savait que c’était sa ressource dans ses grands moments d’ennui. Grimaud alla ouvrir, c’était la Ramée qui venait de chez le cardinal, où s’était passée la scène que nous avons racontée.

La Ramée jeta un regard investigateur autour de lui, et voyant toujours les mêmes symptômes d’antipathie entre le prisonnier et son gardien, il sourit plein d’une satisfaction intérieure. Puis se retournant vers Grimaud :

— Bien, mon ami, lui dit-il, bien. Il vient d’être parlé de vous en bon lieu, et vous aurez bientôt, je l’espère, des nouvelles qui ne vous seront point désagréables.

Grimaud salua d’un air qu’il tâcha de rendre gracieux et se retira, ce qui était son habitude quand son supérieur entrait.

— Eh bien ! monseigneur, demanda la Ramée avec son gros rire, vous boudez donc toujours ce pauvre garçon ?

— Ah ! c’est vous, la Ramée ? répondit le duc ; ma foi, il était temps que vous arrivassiez. Je m’étais jeté sur mon lit et j’avais tourné le nez au mur pour ne pas céder à la tentation de tenir ma promesse en étranglant ce scélérat de Grimaud.

— Je doute pourtant, dit la Ramée, faisant une spirituelle allusion au mutisme de son subordonné, qu’il eût dit quelque chose de désagréable à Votre Altesse.

— Je le crois, pardieu, bien : un muet d’Orient. Je vous jure qu’il était temps que vous revinssiez, la Ramée, et que j’avais hâte de vous revoir.

— Monseigneur est trop bon, répliqua la Ramée, flatté du compliment.

— Oui, continua le duc, en vérité, je me sens aujourd’hui d’une maladresse qui vous fera plaisir à voir.

— Nous ferons donc une partie de paume, dit machinalement la Ramée.

— Si vous le voulez bien.

— Je suis aux ordres de monseigneur.

— C’est-à-dire, mon cher la Ramée, observa le duc, que vous êtes un homme charmant, et que je voudrais demeurer éternellement à Vincennes pour avoir le plaisir de passer ma vie avec vous.

— Monseigneur, dit la Ramée, je crois qu’il ne tiendra pas au cardinal que vos souhaits ne soient accomplis.

— Comment cela ? l’avez-vous vu depuis peu ?

— Il m’a envoyé quérir ce matin.

— Vraiment ! pour vous parler de moi ?

— De quoi voulez-vous qu’il me parle ?… En vérité, Monseigneur, vous êtes son cauchemar.

Le duc sourit amèrement.

— Ah ! dit-il, si vous acceptiez mes offres, la Ramée.

— Allons, monseigneur, voilà encore que nous allons reparler de cela ; mais vous voyez bien que vous n’êtes pas raisonnable.

— La Ramée, je vous ai dit et je vous répète que je ferais votre fortune.

— Avec quoi ? Vous ne serez pas plus tôt sorti de prison que vos biens seront confisqués.

— Je ne serai pas plus tôt sorti de prison que je serai maître de Paris.

— Chut ! chut, donc ! Eh bien, mais, est-ce que je puis entendre des choses comme cela ? Voilà une belle conversation à tenir à un officier du roi ! Je vois bien, monseigneur, qu’il faudra que je cherche un second Grimaud.

— Allons ! n’en parlons plus. Ainsi, il a été question de moi entre toi et le cardinal ? La Ramée, tu devrais, un jour qu’il te fera demander, me laisser mettre tes habits. J’irais à ta place, je l’étranglerais, et, foi de gentilhomme, si c’était une condition, je reviendrais me mettre en prison.

— Monseigneur, je vois bien qu’il faut que j’appelle Grimaud.

— J’ai tort. Et que t’a-t-il dit le cuistre ?

— Je vous passe le mot, monseigneur, répliqua la Ramée d’un air fin, parce qu’il rime avec ministre. Ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit de vous surveiller.

— Et pourquoi cela, me surveiller ? demanda le duc inquiet.

— Parce qu’un astrologue a prédit que vous vous échapperiez.

— Ah ! un astrologue a prédit cela ? dit le duc, tressaillant malgré lui.

— Oh ! mon Dieu, oui ! ils ne savent que s’imaginer, ma parole d’honneur, pour tourmenter les honnêtes gens, ces imbéciles de magiciens.

— Et qu’as-tu répondu à l’illustrissime Éminence ?

— Que si l’astrologue en question faisait des almanachs, je ne lui conseillerais pas d’en acheter.

— Pourquoi ?

— Parce que, pour vous sauver, il faudrait que vous devinssiez pinson ou roitelet.

— Et tu as bien raison, malheureusement ! Allons faire une partie de paume, la Ramée.

— Monseigneur, j’en demande bien pardon à Votre Altesse, mais il faut qu’elle m’accorde une demi-heure.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que monseigneur Mazarini est plus fier que vous, quoiqu’il ne soit pas tout à fait de si bonne naissance, et qu’il a oublié de m’inviter à déjeûner.

— Eh bien ! veux-tu que je te fasse apporter à déjeûner ici ?

— Non pas, monseigneur. Il faut vous dire que le pâtissier qui demeurait en face du château et qu’on appelait le père Marteau…

— Eh bien ?

— Eh bien ! il y a huit jours qu’il a vendu son fonds à un pâtissier de Paris, à qui les médecins, à ce qu’il paraît, ont recommandé l’air de la campagne.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait à moi ?

— Attendez donc, monseigneur ; de sorte que ce damné pâtissier a devant sa boutique une masse de choses qui vous font venir l’eau à la bouche.

— Gourmand !

— Eh, mon Dieu ! monseigneur, reprit La Ramée, on n’est pas gourmand parce qu’on aime à bien manger. Il est dans la nature de l’homme de chercher la perfection dans les pâtés comme dans les autres choses. Or, ce gueux de pâtissier, il faut vous dire, monseigneur, que quand il m’a vu m’arrêter devant son étalage, il est venu à moi la langue tout enfarinée et m’a dit : « Monsieur la Ramée, il faut me faire avoir la pratique des prisonniers du donjon. J’ai acheté l’établissement de mon prédécesseur parce qu’il m’a assuré qu’il fournissait le château, et cependant, sur mon honneur, monsieur la Ramée, depuis huit jours que je suis établi, M. de Chavigny ne m’a pas fait acheter une tartelette.

— Mais, lui ai-je dit alors, c’est probablement que M. de Chavigny craint que votre pâtisserie ne soit pas bonne.

— Pas bonne, ma pâtisserie ! eh bien, monsieur la Ramée, je veux vous en faire juge, et cela à l’instant même.

— Je ne peux pas, lui ai-je répondu, il faut absolument que je rentre au château.

— Eh bien, a-t-il dit, allez à vos affaires, puisque vous paraissez pressé, mais revenez dans une demi-heure.

— Dans une demi-heure ?

— Oui. Avez-vous déjeuné ?

— Ma foi, non.

— Eh bien, voici un pâté qui vous attendra avec une bouteille de vieux bourgogne… » Et vous comprenez, monseigneur, comme je suis à jeun, je voudrais, avec la permission de Votre Altesse…

Et la Ramée s’inclina.

— Va donc, animal, dit le duc ; mais fais attention que je ne te donne qu’une demi-heure.

— Puis-je promettre votre pratique au successeur du père Marteau, monseigneur ?

— Oui, pourvu qu’il ne mette pas de champignons dans ses pâtés ; tu sais, ajouta le prince, que les champignons du bois de Vincennes sont mortels à ma famille.

La Ramée sortit sans relever l’allusion, et cinq minutes après sa sortie, l’officier de garde entra sous prétexte de faire honneur au prince en lui tenant compagnie, mais en réalité pour accomplir les ordres du cardinal, qui, ainsi que nous l’avons dit, recommandait de ne pas perdre le prisonnier de vue.

Mais pendant les cinq minutes qu’il était resté seul, le duc avait eu le temps de relire le billet de Mme de Montbazon, lequel prouvait au prisonnier que ses amis ne l’avaient pas oublié et s’occupaient de sa délivrance ; de quelle façon ? il l’ignorait encore ; mais il se promettait bien, quel que fût son mutisme, de finir par faire parler Grimaud, dans lequel il avait une confiance d’autant plus grande, qu’il se rendait maintenant compte de toute sa conduite, et qu’il comprenait qu’il n’avait inventé toutes les petites persécutions dont il poursuivait le duc que pour ôter à ses gardiens toute idée qu’il pouvait s’entendre avec lui.

Cette ruse donna au duc une haute idée de l’intellect de Grimaud, auquel il résolut de se fier entièrement.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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(Tableau 1.)(La taverne d'Orsini à la porte Saint-Honoré, vue à l'intérieur. Une douzaine de manants et ouvriers à des tables à droite du spectateur ; à une table isolée, Philippe d'Aulnay...

Kean

(ELENA L'INTENDANT, un domestique.)L'INTENDANT (donnant des ordres.)A-t-on dressé les tables de jeu ?LE DOMESTIQUEDeux de whist, une de boston.L'INTENDANTVous avez prévenu les musiciens ?LE DOMESTIQUEIls seront au grand salon à...

Henry III et sa cour

(RUGGIERI puis CATHERINE DE MÉDICIS.)RUGGIERI (couché, appuyé sur son coude, un livre d'astrologie ouvert devant lui ; il y mesure des figures avec un compas ; une lampe posée sur...

Antony

(Un salon du faubourg Saint-Honoré.)(Adèle, Clara, madame la vicomtesse DE LANCY, debout et prenant congé de ces dames.)LA VICOMTESSE (à Adèle.)Adieu, chère amie, soignez bien votre belle santé ; nous avons...


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