XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir


Pendant que d’Artagnan et Porthos étaient allés conduire le cardinal à Saint-Germain, Athos et Aramis, qui les avaient quittés à Saint-Denis, étaient rentrés à Paris. Chacun d’eux avait sa visite à faire.

À peine débotté, Aramis courut à l’Hôtel-de-Ville, où était Mme de Longueville. À la première nouvelle de la paix, la belle duchesse jeta les hauts cris. La guerre la faisait reine ; la paix amenait son abdication ; elle déclara qu’elle ne signerait jamais au traité et qu’elle voulait une guerre éternelle. Mais lorsque Aramis lui eut présenté cette paix sous son véritable jour, c’est-à-dire avec tous ses avantages, lorsqu’il lui eut montré, en échange de sa royauté précaire et contestée de Paris, la vice-royauté de Pont-de-l’Arche, c’est-à-dire la Normandie tout entière ; lorsqu’il eut fait sonner à ses oreilles les cinq cent mille livres promises par le roi en tenant son enfant sur les fonts de baptême, madame de Longueville ne contesta plus que par l’habitude qu’ont les jolies femmes de contester, et ne se défendit plus que pour se rendre.

Aramis fit semblant de croire à la réalité de son opposition, et ne voulut pas à ses propres yeux s’ôter le mérite de l’avoir persuadée.

— Madame, lui dit-il, vous avez voulu battre une bonne fois M. le Prince votre frère, c’est-à-dire le plus grand capitaine de l’époque, et lorsque les femmes de génie le veulent, elles réussissent toujours. Vous avez réussi. M. le prince est battu puisqu’il ne peut plus faire la guerre. Maintenant, attirez-le à notre parti, détachez-le tout doucement de la reine, qu’il n’aime pas, et de M. de Mazarin, qu’il méprise. La Fronde est une comédie dont nous n’avons encore joué que le premier acte. Attendons M. de Mazarin au dénoûment, c’est-à-dire au jour où M. le Prince, grâce à vous, se sera tourné contre la cour.

Madame de Longueville fut persuadée. Elle était si bien convaincue du pouvoir de ses beaux yeux, la frondeuse duchesse, qu’elle ne douta point de leur influence, même sur M. de Condé, et la chronique scandaleuse du temps dit qu’elle n’avait pas trop présumé.

Athos, en quittant Aramis à la place Royale, s’était rendu chez Mme de Chevreuse. C’était encore une frondeuse à persuader, mais celle-ci était plus difficile à convaincre que sa jeune rivale ; il n’avait été stipulé aucune condition en sa faveur. M. de Chevreuse n’était nommé gouverneur d’aucune province, et si la reine consentait à être marraine, ce ne pouvait être que de son petit-fils ou de sa petite-fille.

Aussi, au premier mot de la paix, Mme de Chevreuse fronça-t-elle le sourcil, et malgré toute la logique d’Athos pour lui montrer qu’une plus longue guerre était impossible, elle insista en faveur des hostilités.

— Belle amie, dit Athos, permettez-moi de vous dire que tout le monde est las de la guerre ; qu’excepté vous et M. le coadjuteur peut-être, tout le monde désire la paix. Voulez-vous vous faire exiler comme du temps du roi Louis XIII ? Croyez-moi, nous avons passé l’âge des succès en intrigue, et vos beaux yeux ne sont pas destinés à s’éteindre en pleurant Paris, où il y aura toujours deux reines tant que vous y serez.

— Oh ! dit la duchesse, je ne puis faire la guerre toute seule, mais je puis me venger de cette reine ingrate et de cet ambitieux favori, et… foi de duchesse ! je me vengerai.

— Madame, dit Athos, je vous en supplie, ne faites pas un avenir mauvais à M. de Bragelonne ; le voilà lancé, M. le Prince lui veut du bien, il est jeune, laissons un jeune roi s’établir. Hélas ! excusez ma faiblesse, madame ; il vient un moment où l’homme revit et rajeunit dans ses enfants.

La duchesse sourit, moitié tendrement, moitié ironiquement.

— Comte, dit-elle, vous êtes, j’en ai bien peur, gagné au parti de la cour. N’avez-vous pas quelque cordon bleu dans votre poche ?

— Oui, madame, dit Athos, j’ai celui de la Jarretière, que le roi Charles Ier, m’a donné quelques jours avant sa mort.

Le comte disait vrai ; il ignorait la demande de Porthos et ne savait pas qu’il en eût un autre que celui-là.

— Allons ! il faut devenir vieille femme, dit la duchesse rêveuse.

Athos lui prit la main et la lui baisa. Elle soupira en le regardant.

— Comte, dit-elle, ce doit être une charmante habitation que Bragelonne. Vous êtes homme de goût ; vous devez avoir de l’eau, des bois, des fleurs.

Elle soupira de nouveau, et elle appuya sa tête charmante sur sa main coquettement recourbée et toujours admirable de forme et de blancheur.

— Madame, répliqua le comte, que disiez-vous donc tout à l’heure ? Jamais je ne vous ai vue si jeune, jamais je ne vous ai vue plus belle.

La duchesse secoua la tête.

— M. de Bragelonne reste-t-il à Paris ? dit-elle.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Athos.

— Laissez-le-moi, reprit la duchesse.

— Non pas, madame. Si vous avez oublié l’histoire d’Œdipe, moi, je m’en souviens.

— En vérité, vous êtes charmant, comte, et j’aimerais à vivre un mois à Bragelonne.

— N’avez-vous pas peur de me faire bien des envieux, duchesse ? répondit galamment Athos.

— Non, j’irai incognito, comte, sous le nom de Marie Michon.

— Vous êtes adorable, madame.

— Mais Raoul, ne le laissez pas près de vous.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il est amoureux.

— Lui, un enfant !

— Aussi est-ce une enfant qu’il aime !

Athos devint rêveur.

— Vous avez raison, duchesse, cet amour singulier pour une enfant de sept ans peut le rendre bien malheureux un jour. On va se battre en Flandre, il ira.

— Puis, à son retour vous me l’enverrez, je le cuirasserai contre l’amour.

— Hélas ! madame, dit Athos, aujourd’hui l’amour est comme la guerre, et la cuirasse y est devenue inutile.

En ce moment Raoul entra ; il venait annoncer au comte et à la duchesse que le comte de Guiche, son ami, l’avait prévenu que l’entrée solennelle du roi, de la reine et du ministre devait avoir lieu le lendemain.

Le lendemain, en effet, dès la pointe du jour, la cour fit tous ses préparatifs pour quitter Saint-Germain.

La reine, dès la veille au soir, avait fait venir d’Artagnan.

— Monsieur, lui avait-elle dit, on m’assure que Paris n’est pas tranquille. J’aurai peur pour le roi ; mettez-vous à la portière de droite.

— Que Votre Majesté soit tranquille, dit d’Artagnan ; je réponds du roi.

Et saluant la reine, il sortit.

En ce moment, Bernouin vint lui dire que le cardinal l’attendait pour choses importantes.

Il se rendit aussitôt chez le cardinal.

— Monsieur, lui dit Mazarin, on parle d’émeute à Paris. Je me trouverai à la gauche du roi, et, comme je serai principalement menacé, tenez-vous à la portière de gauche.

— Que Votre Éminence se rassure, dit d’Artagnan, on ne touchera pas à un cheveu de sa tête.

— Diable ! fit-il une fois dans l’antichambre, comment me tirer de là ? je ne puis cependant pas être à la fois à la portière de gauche et à celle de droite. Ah bah ! je garderai le roi, et Porthos gardera le cardinal.

Cet arrangement convint à tout le monde, ce qui est assez rare. La reine avait confiance dans le courage de d’Artagnan, qu’elle connaissait, et le cardinal, dans la force de Porthos qu’il avait éprouvée.

Le cortége se mit en route pour Paris dans un ordre arrêté d’avance ; Guitaut et Comminges, en tête des gardes, marchaient les premiers ; puis venait la voiture royale, ayant à l’une de ses portières d’Artagnan, à l’autre Porthos ; puis les mousquetaires, les vieux amis de d’Artagnan depuis vingt-deux ans, leur lieutenant depuis vingt, leur capitaine depuis la veille.

En arrivant à la barrière, la voiture fut saluée par de grands cris de Vive le roi ! et de Vive la reine ! Quelques cris de Vive Mazarin ! s’y mêlèrent, mais n’eurent point d’échos.

On se rendait à Notre-Dame, où devait être chanté un Te Deum.

Tout le peuple de Paris était dans les rues. On avait échelonné les Suisses sur toute la longueur de la route, mais, comme la route était longue, ils n’étaient placés qu’à six ou huit pas de distance et sur un seul homme de hauteur. Le rempart était donc tout à fait insuffisant, et de temps en temps la digue rompue par un flot de peuple avait toutes les peines du monde à se reformer.

À chaque rupture, toute bienveillante d’ailleurs, puisqu’elle tenait au désir qu’avaient les Parisiens de revoir leur roi et leur reine, dont ils étaient privés depuis une année, Anne d’Autriche regardait d’Artagnan avec inquiétude, et celui-ci la rassurait avec un sourire.

Mazarin, qui avait dépensé un millier de louis pour faire crier Vive Mazarin ! et qui n’avait pas estimé les cris qu’il avait entendus à vingt pistoles, regardait aussi avec inquiétude Porthos ; mais le gigantesque garde du corps répondait à ce regard avec une si belle voix de basse : « Soyez tranquille, monseigneur », qu’en effet Mazarin se tranquillisait de plus en plus.

En arrivant au Palais-Royal on trouva la foule plus grande encore ; elle avait afflué sur cette place par toutes les rues adjacentes, et l’on voyait, comme une large rivière houleuse, tout ce populaire venant au-devant de la voiture, et roulant tumultueusement dans la rue Saint-Honoré.

Lorsqu’on arriva sur la place, de grands cris de Vive Leurs Majestés ! retentirent. Mazarin se pencha à la portière. Deux ou trois cris de Vive le cardinal ! saluèrent son apparition ; mais presque aussitôt des sifflets et des huées les étouffèrent impitoyablement. Mazarin pâlit et se jeta précipitamment en arrière.

— Canailles ! murmura Porthos.

D’Artagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec un geste particulier qui indiquait que sa bile gasconne commençait à s’échauffer.

Anne d’Autriche se pencha à l’oreille du jeune roi et lui dit tout bas :

— Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots à M. d’Artagnan, mon fils.

Le jeune roi se pencha à la portière.

— Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour, monsieur d’Artagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. C’est vous qui étiez derrière les courtines de mon lit, cette nuit où les Parisiens ont voulu me voir dormir.

— Et si le roi le permet, dit d’Artagnan, c’est moi qui serai près de lui toutes les fois qu’il y aura un danger à courir.

— Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-vous si toute le peuple se ruait sur nous ?

— J’en tuerais le plus que je pourrais, monseigneur, dit Porthos.

— Hum ! fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que vous êtes, vous ne pourriez tout tuer.

— C’est vrai, dit Porthos en se haussant sur ses étriers pour mieux découvrir les immensités de la foule, c’est vrai, il y en a beaucoup.

— Je crois que j’aimerais mieux l’autre, dit Mazarin ; et il se rejeta dans le fond du carrosse.

La reine et son ministre avaient raison d’éprouver quelque inquiétude, du moins le dernier. La foule, tout en conservant les apparences du respect et même de l’affection pour le roi et la régente, commençait à s’agiter tumultueusement. On entendait courir de ces rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots, indiquent la tempête, et qui, lorsqu’elles rasent la multitude, présagent l’émeute.

D’Artagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, en clignant de l’œil, un signe imperceptible pour la foule, mais très compréhensible pour cette brave élite. Les rangs des chevaux se resserrèrent et un léger frémissement courut parmi les hommes.

À la barrière des Sergents on fut obligé de faire halte ; Comminges quitta la tête de l’escorte, qu’il tenait, et vint au carosse de la reine. La reine interrogea d’Artagnan du regard, d’Artagnan lui répondit dans le même langage.

— Allez en avant, dit la reine.

Comminges regagna son poste. On fit un effort, et la barrière vivante fut rompue violemment. — Quelques murmures s’élevèrent de la foule, qui cette fois s’adressaient aussi bien au roi qu’au ministre.

— En avant ! cria d’Artagnan à pleine voix.

— En avant ! répéta Porthos.

Mais, comme si la multitude n’eût attendu que cette démonstration pour éclater, tous les sentiments d’hostilité qu’elle renfermait éclatèrent à la fois. Les cris de À bas le Mazarin ! À mort le cardinal ! retentirent de tous côtés.

En même temps, par les rues de Grenelle-Saint-Honoré et du Coq, un double flot se rua qui rompit la faible haie des gardes suisses, et s’en vint tourbillonner jusqu’aux jambes du cheval de d’Artagnan et de Porthos.

Cette nouvelle irruption était plus dangereuse que les autres, car elle se composait de gens armés, et mieux armés même que ne le sont les hommes du peuple en pareil cas. On voyait que ce dernier mouvement n’était pas l’effet du hasard qui aurait réuni un certain nombre de mécontents sur le même point, mais la combinaison d’un esprit hostile qui avait organisé une attaque.

Ces deux masses étaient conduites chacune par un chef, l’un qui semblait appartenir, non pas au peuple, mais même à l’honorable corporation des mendiants ; l’autre que, malgré son affectation à imiter les airs du peuple, il était facile de reconnaître pour un gentilhomme. Tous deux agissaient évidemment poussés par une même impulsion.

Il y eut une vive secousse qui retentit jusque dans la voiture royale ; puis des milliers de cris, formant une vaste clameur, se firent entendre, entrecoupés de deux ou trois coups de feu.

— À moi, les mousquetaires ! cria d’Artagnan.

L’escorte se sépara en deux files ; l’une passa à droite du carosse, l’autre à gauche ; l’une vint au secours de d’Artagnan, l’autre de Porthos.

Alors une mêlée s’engagea, d’autant plus terrible qu’elle n’avait pas de but, d’autant plus funeste qu’on ne savait ni pourquoi ni pour qui on se battait.

Comme tous les mouvements de la populace, le choc de cette foule fut terrible ; les mousquetaires, peu nombreux, mal alignés, ne pouvant, au milieu de cette multitude, faire circuler leurs chevaux, commencèrent par être entamés. D’Artagnan avait voulu faire baisser les mantelets de la voiture, mais le jeune roi avait étendu le bras en disant :

— Non, monsieur d’Artagnan, je veux voir.

— Si Votre Majesté veut voir, dit d’Artagnan, eh bien, qu’elle regarde.

Et se retournant avec cette furie qui le rendait si terrible, d’Artagnan bondit vers le chef des émeutiers, qui, un pistolet d’une main, une large épée de l’autre, essayait de se frayer un passage jusqu’à la portière, en luttant avec deux mousquetaires.

— Place, mordioux ! cria d’Artagnan, place !

À cette voix, l’homme au pistolet et à la large épée leva la tête ; il était déjà trop tard : le coup de d’Artagnan était porté ; la rapière lui avait traversé la poitrine.

— Ah ! ventre-saint-gris ! cria d’Artagnan, essayant trop tard de retenir le coup, que diable veniez-vous faire ici, comte ?

— Accomplir ma destinée, dit Rochefort en tombant sur un genou. Je me suis déjà relevé de trois de vos coups d’épée ; mais je ne me relèverai pas du quatrième.

— Comte, dit d’Artagnan avec une certaine émotion, j’ai frappé sans savoir que ce fût vous. Je serais fâché, si vous mouriez, que vous mourussiez avec des sentiments de haine contre moi.

Rochefort tendit la main à d’Artagnan. D’Artagnan la lui prit. Le comte voulut parler, mais une gorgée de sang étouffa sa parole ; il se raidit dans une dernière convulsion et expira.

— Arrière, canaille ! cria d’Artagnan. Votre chef est mort et vous n’avez plus rien à faire ici.

En effet, comme si le comte de Rochefort eût été l’âme de l’attaque qui se portait de ce côté du carosse du roi, toute la foule qui l’avait suivi et qui lui obéissait prit la fuite en le voyant tomber. D’Artagnan poussa une charge avec une vingtaine de mousquetaires dans la rue du Coq, et cette partie de l’émeute disparut comme une fumée en s’éparpillant sur la place de Saint-Germain-l’Auxerrois et en se disparaissant par les quais.

D’Artagnan revint pour porter secours à Porthos, si Porthos en avait besoin ; mais Porthos, de son côté, avait fait son œuvre avec la même conscience que d’Artagnan. La gauche du carosse était non moins bien déblayée que la droite et l’on relevait le mantelet de la portière que Mazarin, moins belliqueux que le roi, avait pris la précaution de faire baisser.

Porthos avait l’air fort mélancolique.

— Quelle diable de mine faites-vous donc là, Porthos, et quel singulier air vous avez pour un victorieux !

— Mais vous-même, dit Porthos, vous me semblez tout ému ?

— Il y a de quoi, mordioux ! je viens de tuer un ancien ami.

— Vraiment ! dit Porthos. Qui donc ?

— Ce pauvre comte de Rochefort !…

— Eh bien ! c’est comme moi, je viens de tuer un homme dont la figure ne m’est pas inconnue ; malheureusement, je l’ai frappé à la tête, et en un instant il a eu le visage plein de sang.

— Et il n’a rien dit en tombant ?

— Si fait, il a dit… Ouf !

— Je comprends, dit d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de rire, que, s’il n’a pas dit autre chose, cela n’a pas dû vous éclairer beaucoup.

— Eh bien, monsieur ? demanda la reine.

— Madame, dit d’Artagnan, la route est parfaitement libre, et Votre Majesté peut continuer son chemin.

En effet, tout le cortége arriva sans autre accident à l’église Notre-Dame, sous le portail de laquelle tout le clergé, le coadjuteur en tête, attendait le roi, la reine et le ministre, pour la bienheureuse rentrée desquels on allait chanter le Te Deum.

Pendant le service et vers le moment où il tirait à sa fin, un gamin tout effaré entra dans l’église, courut à la sacristie, s’habilla rapidement en enfant de chœur, et fendant, grâce au respectable uniforme dont il venait de se couvrir, la foule qui encombrait le temple, il s’approcha de Bazin, qui, revêtu de sa robe bleue et sa baleine garnie d’argent à la main, se tenait gravement placé en face du Suisse à l’entrée du chœur.

Bazin sentit qu’on le tirait par sa manche. Il abaissa vers la terre ses yeux béatement levés vers le ciel, et reconnut Friquet.

— Eh bien, drôle, qu’y a-t-il, que vous osez me déranger dans l’exercice de mes fonctions ? demanda le bedeau.

— Il y a, monsieur Bazin, dit Friquet, que M. Maillard, vous savez bien, le donneur d’eau bénite de Saint-Eustache…

— Oui, après ?…

— Eh bien ! il a reçu dans la bagarre un coup d’épée sur la tête ; c’est ce grand géant qui est là, vous voyez, brodé sur toutes les coutures, qui le lui a donné.

— Oui, et en ce cas, dit Bazin, il doit être bien malade.

— Si malade qu’il se meurt, et qu’il voudrait avant de mourir, se confesser à M. le coadjuteur, qui a pouvoir, à ce qu’on dit, de remettre les gros péchés.

— Et qui t’a dit cela ?

— M. Maillard lui-même.

— Tu l’as donc vu ?

— Certainement, j’étais là quand il est tombé.

— Et que faisais-tu là ?

— Tiens ! je criais : À bas Mazarin ! à mort le cardinal ! à la potence l’Italien ! N’est-ce pas cela que vous m’aviez dit de crier ?

— Veux-tu te taire, petit drôle ! dit Bazin en regardant avec inquiétude autour de lui.

— De sorte qu’il m’a dit, ce pauvre M. Maillard : « Va chercher M. le coadjuteur, Friquet, et si tu me l’amènes, je te fais mon héritier. » Dites donc, père Bazin : l’héritier de M. Maillard, le donneur d’eau bénite à Saint-Eustache ! hein ! je n’ai plus qu’à me croiser les bras ! C’est égal, je voudrais toujours bien lui rendre ce service-là, qu’en dites-vous ?

— Je vais prévenir M. le coadjuteur, dit Bazin.

En effet, il s’approcha respectueusement et lentement du prélat, lui dit à l’oreille quelques mots, auxquels celui-ci répondit par un signe affirmatif, et revenant du même pas qu’il était allé :

— Va dire au moribond qu’il prenne patience, monseigneur sera chez lui dans une heure.

— Bon ! dit Friquet, voilà ma fortune faite.

— À propos, dit Bazin, où s’est-il fait porter ?

— À la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.

Et, enchanté du succès de son ambassade, Friquet, sans quitter son costume d’enfant de chœur, qui d’ailleurs lui donnait une plus grande facilité de parcours, sortit de la basilique et prit, avec toute la rapidité dont il était capable, la route de la tour Saint-Jacques-la-Boucherie.

En effet, aussitôt le Te Deum achevé, le coadjuteur, comme il l’avait promis, et sans même quitter ses habits sacerdotaux, s’achemina à son tour vers la vieille tour qu’il connaissait si bien. Il arrivait à temps. Quoique plus bas de moment en moment, le blessé n’était pas encore mort.

On lui ouvrit la porte de la pièce où agonisait le mendiant.

Un instant après, Friquet sortit en tenant à la main un gros sac de cuir qu’il ouvrit aussitôt qu’il fut hors de la chambre, et qu’à son grand étonnement il trouva plein d’or.

Le mendiant lui avait tenu parole et l’avait fait son héritier.

— Ah ! mère Nanette, s’écria Friquet suffoqué, ah ! mère Nanette !

Il n’en put dire davantage ; mais la force qui lui manquait pour parler lui resta pour agir. Il prit vers la rue une course désespérée, et, comme le Grec de Marathon tomba sur la place d’Athènes, son laurier à la main, Friquet arriva sur le seuil du conseiller Broussel, et tomba en arrivant, éparpillant sur le parquet les louis qui dégorgeaient de son sac.

La mère Nanette commença par ramasser les louis, et ensuite ramassa Friquet.

Pendant ce temps, le cortège rentrait au Palais-Royal.

— C’est un bien vaillant homme, ma mère, que ce M. d’Artagnan, dit le jeune roi.

— Oui, mon fils, et qui a rendu de bien grands services à votre père. Ménagez-le donc pour l’avenir.

— Monsieur le capitaine, dit en descendant de voiture le jeune roi à d’Artagnan, madame la reine me charge de vous inviter à dîner pour aujourd’hui, vous et votre ami le baron du Vallon.

C’était un grand honneur pour d’Artagnan et pour Porthos ; aussi Porthos était-il transporté. Cependant, pendant toute la durée du repas, le digne gentilhomme parut tout préoccupé.

— Mais qu’avez-vous donc, baron ? lui dit d’Artagnan en descendant l’escalier du Palais-Royal ; vous aviez l’air tout sérieux pendant le dîner.

— Je cherchais, dit Porthos, à me rappeler où j’ai vu ce mendiant que je dois avoir tué.

— Et vous ne pouvez en venir à bout ?

— Non.

— Eh bien ! cherchez, mon ami, cherchez ; quand vous l’aurez trouvé, vous me le direz, n’est-ce pas ?

— Pardieu, fit Porthos.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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