LXXV
La Felouque l’Éclair


D’Artagnan avait deviné juste : Mordaunt n’avait pas de temps à perdre et n’en avait pas perdu. Il connaissait la rapidité de décision et d’action de ses ennemis. Il résolut donc d’agir en conséquence. Cette fois les mousquetaires avaient trouvé un adversaire digne d’eux.

Après avoir refermé avec soin la porte derrière lui, Mordaunt se glissa dans le souterrain, tout en remettant au fourreau son épée inutile et gagnant la maison voisine, il s’arrêta pour se tâter et reprendre haleine.

— Bon ! dit-il, rien, presque rien ; des égratignures, voilà tout ; deux au bras, l’autre à la poitrine. Les blessures que je fais sont meilleures, moi ! Qu’on demande au bourreau de Béthune, à mon oncle de Winter et au roi Charles ! Maintenant pas une seconde à perdre, car une seconde de perdue les sauve peut-être, et il faut qu’ils meurent tous quatre ensemble, d’un seul coup, dévorés par la foudre des hommes à défaut de celle de Dieu. Il faut qu’ils disparaissent brisés, anéantis, dispersés. Courons donc jusqu’à ce que nos jambes ne puissent plus me porter, jusqu’à ce que mon cœur se gonfle dans ma poitrine ; mais arrivons avant eux.

Et Mordaunt se mit à marcher d’un pas rapide mais égal vers la première caserne de cavalerie, distante d’un quart de lieue à peu près. Il fit ce quart de lieue en quatre ou cinq minutes. Arrivé à la caserne, il se fit reconnaître, prit le meilleur cheval de l’écurie, sauta dessus et gagna la route. Un quart d’heure après, il était à Greenwich.

— Voilà le port, murmura-t-il ; ce point sombre là-bas, c’est l’île des Chiens. Bon ! j’ai une demi-heure d’avance sur eux… une heure, peut-être. Niais que j’étais ! j’ai failli m’asphyxier par ma précipitation insensée. Maintenant, ajouta-t-il en se dressant sur ses étriers comme pour voir au loin parmi tous ces mâts : l’Éclair ? où est l’Éclair ?

Au moment où il prononçait mentalement ces paroles, comme pour répondre à sa pensée, un homme couché sur un rouleau de câbles se leva et fit quelques pas vers Mordaunt. Celui-ci tira un mouchoir de sa poche et le fit flotter un instant en l’air. L’homme parut attentif, mais demeura à la même place sans faire un pas en avant ni en arrière. Mordaunt fit un nœud à chacun des coins de son mouchoir ; l’homme s’avança jusqu’à lui. C’était, on se le rappelle, le signal convenu. Le marin était enveloppé d’un large caban de laine qui cachait sa taille et lui voilait le visage.

— Monsieur, dit le marin, ne viendrait-il pas par hasard de Londres pour faire une promenade en mer ?

— Tout exprès, répondit Mordaunt, du côté de l’île des Chiens.

— C’est cela. Et sans doute monsieur a une préférence quelconque ? Il aimerait mieux un bâtiment qu’un autre ? Il voudrait un bâtiment bon marcheur, un bâtiment rapide ?…

— Comme l’éclair, répondit Mordaunt.

— Bien, alors c’est mon bâtiment que monsieur cherche. Je suis le patron qu’il lui faut.

— Je commence à le croire, dit Mordaunt, surtout si vous n’avez pas oublié certain signe de reconnaissance.

— Le voilà, monsieur, dit le marin en tirant de la poche de son caban un mouchoir noué aux quatre coins.

— Bon ! bon ! s’écria Mordaunt en sautant à bas de son cheval. Maintenant il n’y a pas de temps à perdre. Faites conduire mon cheval à la première auberge, et menez-moi à votre bâtiment.

— Mais vos compagnons ? dit le marin. Je croyais que vous étiez quatre, sans compter les laquais.

— Écoutez, dit Mordaunt en se rapprochant du marin, je ne suis pas celui que vous attendez, comme vous n’êtes pas celui qu’ils espèrent trouver. Vous avez pris la place du capitaine Roggers, n’est-ce pas ? vous êtes ici par l’ordre du général Cromwell, et moi je viens de sa part.

— En effet, dit le patron, je vous reconnais. Vous êtes le capitaine Mordaunt.

Mordaunt tressaillit.

— Oh ! ne craignez rien, dit le patron en abaissant son caban et en découvrant sa tête, je suis un ami.

— Le capitaine Groslow ! s’écria Mordaunt.

— Lui-même ! Le général s’est souvenu que j’avais été autrefois officier de marine, et il m’a chargé de cette expédition. Y a-t-il donc quelque chose de changé ?

— Non, rien. Tout demeure dans le même état au contraire.

— C’est qu’un instant j’avais pensé que la mort du roi…

— La mort du roi n’a fait que hâter leur fuite ; dans un quart d’heure, dans dix minutes ils seront ici peut-être.

— Alors, que venez-vous faire ?

— M’embarquer avec vous.

— Ah ! ah ! le général douterait-il de mon zèle ?

— Non ; mais je veux assister moi-même à ma vengeance. N’avez-vous point quelqu’un qui puisse me débarrasser de mon cheval ?

Groslow siffla, un marin parut.

— Patrick, dit Groslow, conduisez ce cheval à l’écurie de l’auberge la plus proche. Si l’on vous demande à qui il appartient, vous direz que c’est à un seigneur irlandais.

Le marin s’éloigna sans faire une observation.

— Maintenant, dit Mordaunt, ne craignez-vous point qu’ils vous reconnaissent ?

— Il n’y a pas de danger sous ce costume, enveloppé de ce caban, par cette nuit sombre ; d’ailleurs vous ne m’avez pas reconnu, vous ; eux, à plus forte raison, ne me reconnaîtront point.

— C’est vrai, dit Mordaunt ; d’ailleurs ils seront loin de songer à vous. Tout est prêt, n’est-ce pas ?

— Oui.

— La cargaison est chargée ?

— Oui.

— Cinq tonneaux pleins ?

— Et cinquante vides.

— C’est cela.

— Nous conduisons du Porto à Anvers.

— À merveille. Maintenant menez-moi à bord et revenez prendre votre poste, car ils ne tarderont pas à arriver.

— Je suis prêt.

— Il est important qu’aucun de vos gens ne me voie entrer.

— Je n’ai qu’un homme à bord et je suis sûr de lui comme de moi-même. D’ailleurs, cet homme ne vous connaît pas, et comme ses compagnons, il est prêt à obéir à nos ordres, mais il ignore tout.

— C’est bien. Allons.

Ils descendirent alors vers la Tamise. Une petite barque était amarrée au rivage par une chaîne de fer fixée à un pieu. Groslow tira la barque à lui, l’assura tandis que Mordaunt descendait dedans, puis il sauta à son tour, et, presque aussitôt saisissant les avirons, il se mit à ramer de manière à prouver à Mordaunt la vérité de ce qu’il avait avancé, c’est-à-dire qu’il n’avait pas oublié son métier de marin.

Au bout de cinq minutes on fut dégagé de ce monde de bâtiments qui, à cette époque déjà, encombraient les approches de Londres, et Mordaunt put voir, comme un point sombre, la petite felouque se balançant à l’ancre, à quatre ou cinq encablures de l’île des Chiens.

En approchant de l’Éclair, Groslow siffla d’une certaine façon, et l’on vit la tête d’un homme apparaître au-dessus de la muraille.

— Est-ce vous, capitaine ? dit cet homme.

— Oui, jette l’échelle.

Et Groslow, passant léger et rapide comme une hirondelle sous le beaupré, vint se ranger bord à bord avec lui.

— Montez, dit Groslow à son compagnon.

Mordaunt, sans répondre, saisit la corde et grimpa le long des flancs du navire avec une agilité et un aplomb peu ordinaires aux gens de terre ; mais son désir de vengeance lui tenait lieu d’habitude et le rendait apte à tout.

Comme l’avait prévu Groslow, le matelot de garde à bord de l’Éclair ne parut pas même remarquer que son patron revenait accompagné.

Mordaunt et Groslow s’avancèrent vers la chambre du capitaine. C’était une espèce de cabine provisoire bâtie en planches sur le pont. L’appartement d’honneur avait été cédé par le capitaine Roggers à ses passagers.

— Et eux, demanda Mordaunt, où sont-ils ?

— À l’autre extrémité du bâtiment, répondit Groslow.

— Et ils n’ont rien à faire de ce côté ?

— Rien absolument.

— À merveille ! Je me tiens caché chez vous. Retournez à Greenwich et ramenez-les. Vous avez une chaloupe ?

— Celle dans laquelle nous sommes venus.

— Elle m’a paru légère et bien taillée.

— Une véritable pirogue.

— Amarrez-la à la poupe avec une liasse de chanvre, mettez-y les avirons afin qu’elle suive dans le sillage et qu’il n’y ait que la corde à couper. Munissez-la de rhum et de biscuits. Si par hasard la mer était mauvaise, vos hommes ne seraient pas fâchés de trouver sous leur main de quoi se réconforter.

— Il sera fait comme vous dites. Voulez-vous visiter la sainte-barbe ?

— Non, à votre retour. Je veux placer la mèche moi-même, pour être sûr qu’elle ne fera pas long feu. Surtout cachez bien votre visage ; qu’ils ne vous reconnaissent pas.

— Soyez donc tranquille.

— Allez, voilà dix heures qui sonnent à Greenwich.

En effet, les vibrations d’une cloche dix fois répétées traversèrent tristement l’air, chargé de gros nuages qui roulaient au ciel, pareils à des vagues silencieuses.

Groslow repoussa la porte, que Mordaunt ferma en dedans, et, après avoir donné au matelot de garde l’ordre de veiller avec la plus grande attention, il descendit dans sa barque, qui s’éloigna rapidement, écumant le flot de son double aviron.

Le vent était froid et la jetée déserte lorsque Groslow aborda à Greenwich : plusieurs barques venaient de partir à la marée pleine. Au moment où Groslow prit terre, il entendit comme un galop de chevaux sur le chemin pavé de galets.

— Oh ! oh ! dit-il, Mordaunt avait raison de me presser. Il n’y avait pas de temps à perdre ; les voici.

En effet, c’étaient nos amis ou plutôt leur avant-garde, composée de d’Artagnan et d’Athos. Arrivés en face de l’endroit où se tenait Groslow, ils s’arrêtèrent comme s’ils eussent deviné que celui à qui ils avaient affaire était là.

Athos mit pied à terre et déroula tranquillement un mouchoir dont les quatre coins étaient noués, et qu’il fit flotter au vent, tandis que d’Artagnan, toujours prudent, restait à demi penché sur son cheval, une main enfoncée dans les fontes.

Groslow, qui, dans le doute où il était que les cavaliers fussent bien ceux qu’il attendait, s’était accroupi derrière un de ces canons plantés dans le sol et qui servent à enrouler les câbles, se leva alors en voyant le signal convenu, et marcha droit aux gentilshommes. Il était tellement encapuchonné dans son caban qu’il était impossible de voir sa figure. D’ailleurs la nuit était si sombre que cette précaution était superflue.

Cependant l’œil perçant d’Athos devina, malgré l’obscurité, que ce n’était pas Roggers qui était devant lui.

— Que voulez-vous ? dit-il à Groslow en faisant un pas en arrière.

— Je veux vous dire, milord, répondit Groslow en affectant l’accent irlandais, que vous cherchez le patron Roggers, mais que vous le cherchez vainement.

— Comment cela ? demanda Athos.

— Parce que ce matin il est tombé d’un mât de hune et qu’il s’est cassé la jambe. Mais je suis son cousin ; il m’a conté toute l’affaire et m’a chargé de reconnaître pour lui et de conduire à sa place, partout où ils le désireraient, les gentilshommes qui m’apporteraient un mouchoir noué aux quatre coins comme celui que vous tenez à la main et comme celui que j’ai dans ma poche.

Et à ces mots, Groslow tira de sa poche le mouchoir qu’il avait déjà montré à Mordaunt.

— Est-ce tout ? demanda Athos.

— Non pas, milord ; car il y a encore soixante-quinze livres promises si je vous débarque sains et saufs à Boulogne ou sur tout autre point de la France que vous m’indiquerez.

— Que dites-vous de cela, d’Artagnan ? demanda Athos en français.

— Que dit-il d’abord ? répondit celui-ci.

— Ah ! c’est vrai, dit Athos ; j’oubliais que vous n’entendez pas l’anglais.

Et il redit à d’Artagnan la conversation qu’il venait d’avoir avec le patron.

— Cela me paraît assez vraisemblable, dit le Gascon.

— Et à moi aussi, répondit Athos.

— D’ailleurs, reprit d’Artagnan, si cet homme nous trompe, nous pourrons toujours lui brûler la cervelle.

— Et qui nous conduira ?

— Vous, Athos ; vous savez tant de choses que je ne doute pas que vous ne sachiez conduire un bâtiment.

— Ma foi, dit Athos avec un sourire, tout en plaisantant, ami, vous avez presque rencontré juste : j’étais destiné par mon père à servir dans la marine, et j’ai quelques vagues notions du pilotage.

— Voyez-vous ! s’écria d’Artagnan.

— Allez donc chercher nos amis, d’Artagnan, et revenez ; il est onze heures, nous n’avons pas de temps à perdre.

D’Artagnan s’avança vers deux cavaliers qui, le pistolet au poing, se tenaient en vedette aux premières maisons de la ville, attendant et surveillant sur le revers de la route et rangés contre une espèce de hangar ; trois autres cavaliers faisaient le guet et semblaient attendre aussi.

Les deux vedettes du milieu de la route étaient Porthos et Aramis. Les trois cavaliers du hangar étaient Mousqueton, Blaisois et Grimaud ; seulement ce dernier, en y regardant de plus près, était double, car il avait en croupe Parry, qui devait ramener à Londres les chevaux des gentilshommes et de leurs gens, vendus à l’hôte pour payer la dépense qu’ils avaient faite chez lui. Grâce à ce coup de commerce, les quatre amis avaient pu emporter avec eux une somme sinon considérable, du moins suffisante pour faire face aux retards et aux éventualités.

D’Artagnan transmit à Porthos et à Aramis l’invitation de le suivre, et ceux-ci firent signe à leurs gens de mettre pied à terre et de détacher leurs portemanteaux. Parry se sépara, non sans regret, de ses amis ; on lui avait proposé de venir en France, mais il avait opiniâtrément refusé.

— C’est tout simple, avait dit Mousqueton, il a son idée à l’endroit de Groslow.

On se rappelle que c’était le capitaine Groslow qui lui avait cassé la tête.

La petite troupe rejoignit Athos. Mais déjà d’Artagnan avait repris sa méfiance naturelle ; il trouvait le quai trop désert, la nuit trop noire, le patron trop facile. Il avait raconté à Aramis l’incident que nous avons dit, et Aramis, non moins défiant que lui, n’avait pas peu contribué à augmenter ses soupçons. Un petit claquement de la langue contre ses dents traduisit à Athos les inquiétudes du Gascon.

— Nous n’avons pas le temps d’être défiants, dit Athos, la barque nous attend, entrons.

— D’ailleurs, dit Aramis, qui nous empêche d’être défiants et d’entrer tout de même ? on surveillera le patron.

— Et s’il ne marche pas droit, je l’assommerai. Voilà tout.

— Bien parlé, Porthos, reprit d’Artagnan. Entrons donc. Passe, Mousqueton.

Et d’Artagnan arrêta ses amis, faisant passer les valets les premiers afin qu’ils essayassent la planche qui conduisait de la jetée à la barque.

Les trois valets passèrent sans accident. Athos les suivit, puis Porthos, puis Aramis. D’Artagnan passa le dernier, tout en continuant de secouer la tête.

— Que diable avez-vous donc, mon ami ? dit Porthos ; sur ma parole, vous feriez peur à César.

— J’ai, reprit d’Artagnan, que je ne vois sur ce port ni inspecteur, ni sentinelle, ni gabelou.

— Plaignez-vous donc ! dit Porthos, tout va comme sur une pente fleurie.

— Tout va trop bien, Porthos. Enfin n’importe, à la grâce de Dieu !

Aussitôt que la planche fut retirée, le patron s’assit au gouvernail et fit signe à l’un de ses matelots, qui, armé d’une gaffe, commença à manœuvrer pour sortir du dédale de bâtiments au milieu duquel la petite barque était engagée. L’autre matelot se tenait déjà à bâbord, son aviron à la main. Lorsqu’on put se servir des rames, son compagnon vint le rejoindre, et la barque commença de filer plus rapidement.

— Enfin, nous partons ! dit Porthos.

— Hélas ! répondit le comte de la Fère, nous partons seuls !

— Oui, mais nous partons tous quatre ensemble, et sans une égratignure ; c’est une consolation.

— Nous ne sommes pas encore arrivés, dit d’Artagnan ; gare les rencontres !

— Eh ! mon cher, dit Porthos, vous êtes comme les corbeaux, vous ! vous chantez toujours malheur. Qui peut nous rencontrer par cette nuit sombre, où l’on ne voit pas à vingt pas de distance ?

— Oui, mais demain matin, dit d’Artagnan.

— Demain matin nous serons à Boulogne.

— Je le souhaite de tout mon cœur, dit le Gascon, et j’avoue ma faiblesse. Tenez, Athos, vous allez rire, mais tant que nous avons été à portée de fusil de la jetée ou des bâtiments qui la bordaient, je me suis attendu à quelque effroyable mousquetade qui nous écraserait tous.

— Mais, dit Porthos avec son gros bon sens, c’était chose impossible, car on eût tué en même temps le patron et les matelots.

— Bah ! voilà une belle affaire pour M. Mordaunt ! croyez-vous qu’il y regarde de si près ?

— Enfin, dit Porthos, je suis bien aise que d’Artagnan avoue qu’il a eu peur.

— Non seulement je l’avoue, mais je m’en vante. Je ne suis pas un rhinocéros comme vous. Ohé ! qu’est-ce que cela ?

— L’Éclair, dit le patron.

— Nous sommes donc arrivés ? demanda Athos en anglais.

— Nous arrivons, dit le capitaine.

En effet, après trois coups de rame, on se trouvait côte à côte avec le petit bâtiment. Le matelot attendait, l’échelle était préparée : il avait reconnu la barque. Athos monta le premier avec une habileté toute marine ; Aramis, avec l’habitude qu’il avait depuis longtemps des échelles de corde et des autres moyens plus ou moins ingénieux qui existent pour traverser les espaces défendus ; d’Artagnan comme un chasseur d’isard et de chamois ; Porthos, avec ce développement de force qui chez lui suppléait à tout.

Chez les valets, l’opération fut plus difficile, non pas pour Grimaud, espèce de chat de gouttière, maigre et effilé, qui trouvait toujours moyen de se hisser partout ; mais pour Mousqueton et pour Blaisois, que les matelots furent obligés de soulever dans leurs bras à la portée de la main de Porthos, qui les empoigna par le collet de leur justaucorps et les déposa tout debout sur le pont du bâtiment.

Le capitaine conduisit ses passagers à l’appartement qui leur était préparé, et qui se composait d’une seule pièce qu’ils devaient habiter en communauté ; puis il essaya de s’éloigner sous le prétexte de donner quelques ordres.

— Un instant, dit d’Artagnan ; combien d’hommes avez-vous à bord, patron ?

— Je ne comprends pas, répondit celui-ci en anglais.

— Demandez-lui cela dans sa langue, Athos.

Athos fit la question que désirait d’Artagnan.

— Trois, répondit Groslow, sans me compter, bien entendu.

D’Artagnan comprit, car en répondant le patron avait levé trois doigts.

— Oh ! dit d’Artagnan, trois, je commence à me rassurer. N’importe, pendant que vous vous installerez, moi, je vais faire un tour dans le bâtiment.

— Et moi, dit Porthos, je vais m’occuper du souper.

— Ce projet est beau et généreux, Porthos, mettez-le à exécution. Vous, Athos, prêtez-moi Grimaud, qui, dans la compagnie de son ami Parry a appris à baragouiner un peu d’anglais : il me servira d’interprète.

— Allez, Grimaud, dit Athos.

Une lanterne était sur le pont, d’Artagnan la souleva d’une main, prit un pistolet de l’autre et dit au patron :

— Come.

C’était avec goddam tout ce qu’il avait pu retenir de la langue anglaise.

D’Artagnan gagna l’écoutille et descendit dans l’entre-pont.

L’entre-pont était divisé en trois compartiments : celui dans lequel d’Artagnan descendait et qui pouvait s’étendre du troisième mâtereau à l’extrémité de la poupe, et qui par conséquent était recouvert par le plancher de la chambre dans laquelle Athos, Porthos et Aramis se préparaient à passer la nuit ; le second, qui occupait le milieu du bâtiment, et qui était destiné au logement des domestiques ; le troisième qui s’allongeait sous la proue, c’est-à-dire sous la cabine improvisée par le capitaine et dans laquelle Mordaunt se trouvait caché.

— Oh ! oh ! dit d’Artagnan, descendant l’escalier de l’écoutille et se faisant précéder de sa lanterne, qu’il tenait étendue de toute la longueur du bras, que de tonneaux ! on dirait la caverne d’Ali-Baba.

Les Mille et une Nuits venaient d’être traduites pour la première fois et étaient fort à la mode à cette époque.

— Que dites-vous ? demanda en anglais le capitaine.

D’Artagnan comprit à l’intonation de la voix.

— Je désire savoir ce qu’il y a dans ces tonneaux, dit-il, en posant sa lanterne sur l’une des futailles.

Le patron fit un mouvement pour remonter à l’échelle, mais il se contint.

— Porto, répondit-il.

— Ah ! du vin de Porto ? dit d’Artagnan, c’est toujours une tranquillité, nous ne mourrons pas de soif.

Puis se retournant vers Groslow, qui essuyait sur son front de grosses gouttes de sueur :

— Et elles sont pleines ? demanda-t-il.

Grimaud traduisit la question.

— Les unes pleines, les autres vides, dit Groslow d’une voix dans laquelle, malgré ses efforts, se trahissait son inquiétude.

D’Artagnan frappa du doigt sur les tonneaux, reconnut cinq tonneaux pleins et les autres vides ; puis il introduisit, toujours à la grande terreur de l’Anglais, sa lanterne dans les intervalles des barriques, et, reconnaissant que ces intervalles étaient inoccupés :

— Allons, passons, dit-il, et il s’avança vers la porte qui donnait dans le second compartiment.

— Attendez, dit l’Anglais, qui était resté derrière, toujours en proie à cette émotion que nous avons indiquée. Attendez, c’est moi qui ai la clé de cette porte.

Et, passant rapidement devant d’Artagnan et Grimaud, il introduisit d’une main tremblante la clé dans la serrure et l’on se trouva dans le second compartiment, où Mousqueton et Blaisois s’apprêtaient à souper.

Dans celui-là ne se trouvait évidemment rien à chercher ni à reprendre : on en voyait tous les coins et recoins à la lueur de la lampe qui éclairait ces dignes compagnons. On passa donc rapidement et l’on visita le troisième compartiment.

Celui-là était la chambre des matelots. Trois ou quatre hamacs pendus au plafond, une table soutenue par une double corde passée à chacune de ses extrémités, deux bancs vermoulus et boiteux en formaient tout l’ameublement. D’Artagnan alla soulever deux ou trois vieilles voiles pendantes contre les parois, et, ne voyant encore rien de suspect, regagna par l’écoutille le pont du bâtiment.

— Et cette chambre ? demanda d’Artagnan.

Grimaud traduisit à l’Anglais les paroles du mousquetaire.

— Cette chambre est la mienne, dit le patron ; y voulez-vous entrer ? — Ouvrez la porte, dit d’Artagnan.

L’Anglais obéit ; d’Artagnan allongea son bras armé de la lanterne, passa la tête par la porte entre-baillée, et voyant que cette chambre était un véritable réduit : — Bon, dit-il, s’il y a une armée à bord, ce n’est point ici qu’elle sera cachée. Allons voir si Porthos a trouvé de quoi souper.

Et remerciant le patron d’un signe de tête, il regagna la chambre d’honneur, où étaient ses amis… Porthos n’avait rien trouvé, à ce qu’il paraît, ou, s’il avait trouvé quelque chose, la fatigue l’avait emporté sur la faim, et, couché dans son manteau, il dormait profondément lorsque d’Artagnan rentra. Athos et Aramis, bercés par les mouvements moëlleux des premières vagues de la mer, commençaient, de leur côté, à fermer les yeux ; ils les rouvrirent au bruit que fit leur compagnon.

— Eh bien ? fit Aramis. — Tout va bien, dit d’Artagnan, et nous pouvons dormir tranquilles.

Sur cette assurance, Aramis laissa retomber sa tête ; Athos fit de la sienne un signe affectueux, et d’Artagnan, qui, comme Porthos, avait encore plus besoin de dormir que de manger, congédia Grimaud et se coucha dans son manteau l’épée nue, de telle façon que son corps barrait le passage et qu’il était impossible d’entrer dans la chambre sans le heurter.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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