XXII
Une aventure de Marie Michon


Vers la même époque où ces projets d’évasion se tramaient entre le duc de Beaufort et Grimaud, deux hommes à cheval, suivis à quelques pas par un laquais, entraient dans Paris par la rue du Faubourg-Saint-Marcel. Ces deux hommes, c’étaient le comte de La Fère et le vicomte de Bragelonne.

C’était la première fois que le jeune homme venait à Paris, et Athos n’avait pas mis grande coquetterie en faveur de la capitale, son ancienne amie, en la lui montrant de ce côté. Certes, le dernier village de la Touraine était plus agréable à la vue que Paris, vu sous la face avec laquelle il regarde Blois. Aussi, faut-il le dire à la honte de cette ville tant vantée, elle produisit un médiocre effet sur le jeune homme.

Athos avait toujours son air insoucieux et serein.

Arrivé à Saint-Médard, Athos, qui servait dans ce grand labyrinthe de guide à son compagnon de voyage, prit la rue des Postes, puis celle de l’Estrapade, puis celle des Fossés-Saint-Michel, puis celle de Vaugirard. Parvenus à la rue Férou, les voyageurs s’y engagèrent. Vers la moitié de cette rue Athos leva les yeux en souriant, et, montrant une maison de bourgeoise apparence au jeune homme :

— Tenez, Raoul, lui dit-il, voici une maison où j’ai passé sept des plus douces et des plus cruelles années de ma vie.

Le jeune homme sourit à son tour et salua la maison. La piété de Raoul pour son protecteur se manifestait dans tous les actes de sa vie. Quant à Athos, nous l’avons dit, Raoul était non seulement pour lui le centre, mais encore, moins ses anciens souvenirs de régiment, le seul objet de ses affections, et l’on comprend de quelle façon tendre et profonde cette fois pouvait aimer le cœur d’Athos.

Les deux voyageurs s’arrêtèrent rue du Vieux-Colombier, à l’enseigne du Renard vert. Athos connaissait la taverne de longue date. Cent fois il y était venu avec ses amis, mais depuis vingt ans il s’était fait force changements dans l’hôtel, à commencer par les maîtres.

Les voyageurs remirent leurs chevaux aux mains des garçons, et comme c’étaient des animaux de noble race, ils recommandèrent qu’on en eût le plus grand soin, qu’on ne leur donnât que de la paille et de l’avoine, et qu’on leur lavât le poitrail et les jambes avec du vin tiède. Ils avaient fait vingt lieues dans la journée. Puis, s’étant occupés d’abord de leurs chevaux, comme doivent faire de vrais cavaliers, ils demandèrent ensuite deux chambres pour eux.

— Vous allez faire toilette, Raoul, dit Athos ; je vous présente à quelqu’un.

— Aujourd’hui, monsieur ? demanda le jeune homme.

— Dans une demi-heure.

Le jeune homme salua.

Peut-être, moins infatigable qu’Athos, qui semblait de fer, eût-il préféré un bain dans cette rivière de Seine dont il avait tant entendu parler et qu’il se promettait bien de trouver inférieure à la Loire, et son lit après, mais le comte de La Fère avait parlé, il ne songea qu’à obéir.

— À propos, dit Athos, soignez-vous, Raoul ; je veux qu’on vous trouve beau.

— J’espère, monsieur, dit le jeune homme en souriant, qu’il ne s’agit point de mariage. Vous savez mes engagements avec Louise.

Athos sourit à son tour.

— Non, soyez tranquille, dit-il, quoique ce soit à une femme que je vais vous présenter.

— Une femme ? demanda Raoul.

— Oui, et je désire même que vous l’aimiez.

Le jeune homme regarda le comte avec une certaine inquiétude, mais au sourire d’Athos, il fut bien vite rassuré.

— Et quel âge a-t-elle ? demanda le vicomte de Bragelonne.

— Mon cher Raoul, apprenez une fois pour toutes, dit Athos, que voilà une question qui ne se fait jamais. Quand vous pouvez lire son âge sur le visage d’une femme, il est inutile de le lui demander ; quand vous ne le pouvez plus, c’est indiscret.

— Et est-elle belle ?

— Il y a seize ans, elle passait non seulement pour la plus jolie, mais encore pour la plus gracieuse femme de France.

Cette réponse rassura complètement le vicomte. Athos ne pouvait avoir aucun projet sur lui et sur une femme qui passait pour la plus jolie et la plus gracieuse de France un an avant qu’il ne vînt au monde. Il se retira donc dans sa chambre, et avec cette coquetterie qui va si bien à la jeunesse, il s’appliqua à suivre les instructions d’Athos, c’est-à-dire à se faire le plus beau qu’il lui était possible. Or c’était chose facile avec ce que la nature avait fait pour cela.

Lorsqu’il reparut, Athos le reçut avec ce sourire paternel dont autrefois il accueillait d’Artagnan, mais qui s’était empreint d’une plus profonde tendresse encore pour Raoul.

Athos jeta un regard sur ses pieds, sur ses mains et sur ses cheveux, ces trois signes de race. Ses cheveux noirs étaient élégamment partagés comme on les portait à cette époque et retombaient en boucles, encadrant son visage au teint mat ; des gants de daim grisâtres et qui s’harmonisaient avec son feutre dessinaient une main fine et élégante, tandis que ses bottes, de la même couleur que ses gants et son feutre, pressaient un pied qui semblait être celui d’un enfant de dix ans.

— Allons, murmura-t-il, si elle n’est pas fière de lui, elle sera bien difficile.

Il était trois heures de l’après-midi, c’est-à-dire l’heure convenable aux visites. Les deux voyageurs s’acheminèrent par la rue de Grenelle, prirent la rue des Rosiers, entrèrent dans la rue Saint-Dominique, et s’arrêtèrent devant un magnifique hôtel, situé en face des Jacobins, et que surmontaient les armes de Luynes.

— C’est ici, dit Athos.

Il entra dans l’hôtel de ce pas ferme et assuré qui indique au suisse que celui qui entre a le droit d’en agir ainsi. Il monta le perron, et s’adressant à un laquais qui attendait en grande livrée, il demanda si Mme la duchesse de Chevreuse était visible et si elle pouvait recevoir M. le comte de La Fère.

Un instant après le laquais rentra, et dit que, quoique Mme la duchesse de Chevreuse n’eût pas l’honneur de connaître monsieur le comte de La Fère, elle le priait de vouloir bien entrer.

Athos suivit le laquais, qui lui fit traverser une longue file d’appartements et s’arrêta enfin devant une porte fermée. On était dans un salon. Athos fit signe au vicomte de Bragelonne de s’arrêter là où il était.

Le laquais ouvrit et annonça M. le comte de La Fère.

Mme de Chevreuse, dont nous avons si souvent parlé dans notre histoire des Trois Mousquetaires, sans avoir eu jamais l’occasion de la mettre en scène, passait encore pour une fort belle femme. En effet, quoiqu’elle eût à cette époque déjà 44 ou 45 ans, à peine en paraissait-elle 38 ou 39 ; elle avait toujours ses beaux cheveux blonds, ses grands yeux vifs et intelligents que l’intrigue avait si souvent ouverts et l’amour si souvent fermés, et sa taille de nymphe, qui faisait que lorsqu’on la voyait par-derrière, elle semblait toujours être la jeune fille qui sautait avec Anne d’Autriche ce fossé des Tuileries qui priva, en 1623, la couronne de France d’un héritier.

Au reste, c’était toujours la même folle créature qui a jeté sur ses amours un tel cachet d’originalité que ses amours sont presque devenues une illustration pour sa famille.

Elle était dans un petit boudoir dont la fenêtre donnait sur le jardin. Ce boudoir, selon la mode qu’en avait fait venir Mme de Rambouillet en bâtissant son hôtel, était tendu d’une espèce de damas bleu à fleurs roses et à feuillage d’or. Il y avait une grande coquetterie à une femme de l’âge de Mme de Chevreuse à rester dans un pareil boudoir, et surtout comme elle était en ce moment, c’est-à-dire couchée sur une chaise longue et la tête appuyée à la tapisserie. Elle tenait à la main un livre entrouvert et avait un coussin pour soutenir le bras qui tenait ce livre.

À l’annonce du laquais, elle se souleva un peu et avança curieusement la tête.

Athos parut. Il était vêtu de velours violet avec des passementeries pareilles ; les aiguillettes étaient d’argent bruni, son manteau n’avait aucune broderie d’or, et une simple plume violette enveloppait son feutre noir. Il avait aux pieds des bottes de cuir noir, et à son ceinturon verni pendait cette épée à la poignée magnifique que Porthos avait si souvent admirée rue Férou, mais qu’Athos n’avait jamais voulu lui prêter. De splendides dentelles formaient le col rabattu de sa chemise ; des dentelles retombaient aussi sur les revers de ses bottes.

Il y avait dans toute la personne de celui qu’on venait d’annoncer ainsi sous un nom complètement inconnu à Mme de Chevreuse un tel air de gentilhomme de haut lieu, qu’elle se souleva à demi, et lui fit gracieusement signe de prendre un siége auprès d’elle.

Athos salua et obéit. Le laquais allait se retirer lorsque Athos fit un signe qui le retint.

— Madame, dit-il à la duchesse, j’ai eu cette audace de me présenter à votre hôtel sans être connu de vous ; elle m’a réussi, puisque vous avez daigné me recevoir. J’ai maintenant celle de vous demander une demi-heure d’entretien.

— Je vous l’accorde, monsieur, répondit Mme de Chevreuse avec son plus gracieux sourire.

— Mais ce n’est pas tout, madame. Oh ! je suis un grand ambitieux, je le sais ! l’entretien que je vous demande est un entretien de tête à tête, et dans lequel j’aurais un bien vif désir de ne pas être interrompu.

— Je n’y suis pour personne, dit la duchesse de Chevreuse au laquais. Allez.

Le laquais sortit.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel ces deux personnages qui se reconnaissaient si bien à la première vue pour être de haute race, s’examinèrent sans aucun embarras de part ni d’autre.

La duchesse de Chevreuse rompit la première le silence.

— Eh bien ! monsieur, dit-elle en souriant, ne voyez-vous pas que j’attends avec impatience ?

— Et moi, Madame, répondit Athos, je regarde avec admiration.

— Monsieur, dit Mme de Chevreuse, il faut m’excuser, car j’ai hâte de savoir à qui je parle. Vous êtes homme de cour, c’est incontestable, et cependant je ne vous ai jamais vu à la cour. Sortez-vous de la Bastille, par hasard ?

— Non, madame, répondit en souriant Athos, mais peut-être suis-je sur le chemin qui y mène.

— Ah ! en ce cas, dites-moi vite qui vous êtes et allez-vous-en, répondit la duchesse de ce ton enjoué qui avait un si grand charme chez elle ; car je suis déjà bien assez compromise comme cela, sans me compromettre encore davantage.

— Qui je suis, madame ? On vous a dit mon nom, le comte de La Fère. Ce nom, vous ne l’avez jamais su. Autrefois j’en portais un autre que vous avez su peut-être, mais que vous avez certainement oublié.

— Dites toujours, monsieur.

— Autrefois, reprit le comte de La Fère, je m’appelais Athos.

Mme de Chevreuse ouvrit de grands yeux étonnés. Il était évident, comme le lui avait dit le comte, que ce nom n’était pas tout à fait effacé de sa mémoire, quoiqu’il y fût fort confondu parmi d’anciens souvenirs.

— Athos ? dit-elle ; attendez donc.

Et elle posa ses deux mains sur son front comme pour forcer les mille idées fugitives qu’il contenait à se fixer un instant pour lui laisser voir clair dans leur troupe brillante et diaprée.

— Voulez-vous que je vous aide, madame ? dit en souriant Athos.

— Mais oui, dit la duchesse déjà fatiguée de chercher ; vous me ferez plaisir.

— Cet Athos était lié avec trois jeunes mousquetaires qui se nommaient d’Artagnan, Porthos, et…

Athos s’arrêta.

— Et Aramis, dit vivement la duchesse.

— Et Aramis, c’est cela, reprit Athos ; vous n’avez donc pas tout à fait oublié ce nom ?

— Non, dit-elle, non ; pauvre Aramis ! c’était un charmant gentilhomme, élégant, discret et faisant de jolis vers ; je crois qu’il a mal tourné, dit-elle.

— Au plus mal ; il s’est fait abbé.

— Ah ! quel malheur ! dit Mme de Chevreuse, jouant négligemment avec son éventail. En vérité, Monsieur, je vous remercie.

— De quoi, Madame ?

— De m’avoir rappelé ce souvenir, qui est un des souvenirs agréables de ma jeunesse.

— Me permettez-vous alors, dit Athos, de vous en rappeler un second ?

— Qui se rattache à celui-là ?

— Oui et non.

— Ma foi, dit Mme de Chevreuse, dites toujours. D’un homme comme vous je risque tout.

Athos salua.

— Aramis, continua-t-il, était lié avec une jeune lingère de Tours.

— Une jeune lingère de Tours ? dit Mme de Chevreuse.

— Oui, une cousine à lui, qu’on appelait Marie Michon.

— Ah ! je la connais, s’écria Mme de Chevreuse : c’est celle à laquelle il écrivait, du siége de la Rochelle, pour la prévenir d’un complot qui se tramait contre ce pauvre Buckingham.

— Justement, dit Athos ; voulez-vous bien me permettre de vous parler d’elle ?

Mme de Chevreuse regarda Athos.

— Oui, dit-elle, pourvu que vous n’en disiez pas trop de mal.

— Je serais un ingrat, dit Athos, et je regarde l’ingratitude, non pas comme un défaut ou un crime, mais comme un vice, ce qui est bien pis.

— Vous, ingrat envers Marie Michon, monsieur ? dit Mme de Chevreuse, essayant de lire dans les yeux d’Athos. Mais comment cela pourrait-il être ? Vous ne l’avez jamais connue personnellement.

— Eh ! Madame, qui sait ! reprit Athos. Il y a un proverbe populaire qui dit qu’il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas, et les proverbes populaires sont quelquefois d’une justesse incroyable.

— Oh ! continuez, Monsieur, continuez, dit vivement Mme de Chevreuse, car vous ne pouvez vous faire idée combien cette conversation m’amuse.

— Vous m’encouragez, dit Athos, je vais donc poursuivre. Cette cousine d’Aramis, cette Marie Michon, cette jeune lingère enfin, malgré sa condition vulgaire, avait les plus hautes connaissances ; elle appelait les plus grandes dames de la cour ses amies, et la reine, toute fière qu’elle est en sa double qualité d’Autrichienne et d’Espagnole, l’appelait sa sœur.

— Hélas ! dit Mme de Chevreuse avec un léger soupir et un petit mouvement de sourcils qui n’appartenait qu’à elle, les choses sont bien changées depuis ce temps-là !

— Et la reine avait raison, continua Athos, car elle lui était fort dévouée ; dévouée au point de lui servir d’intermédiaire avec son frère, le roi d’Espagne.

— Ce qui, reprit la duchesse, lui est imputé aujourd’hui à grand crime.

— Si bien, continua Athos, que le cardinal, le vrai cardinal, l’autre, résolut un beau matin de faire arrêter la pauvre Marie Michon et de la faire conduire au château de Loches. Heureusement la chose ne put se faire si secrètement que ce projet ne transpirât ; le cas était prévu : si Marie Michon était menacée de quelque danger, la reine devait lui faire parvenir un livre d’heures relié en velours vert.

— C’est cela, Monsieur ! vous êtes bien instruit.

— Un matin le livre vert arriva, apporté par le prince de Marsillac. Il n’y avait pas de temps à perdre. Par bonheur, Marie Michon et une suivante qu’elle avait, nommée Ketty, portaient admirablement les habits d’hommes. Le prince leur procura, à Marie Michon un habit de cavalier, à Ketty un habit de laquais, leur remit deux excellents chevaux, et les deux fugitives quittèrent rapidement Tours, se dirigeant vers l’Espagne, tremblant au moindre bruit, suivant les chemins détournés, parce qu’elles n’osaient suivre les grandes routes, et demandant l’hospitalité quand elles ne trouvaient pas d’auberge.

— Mais, en vérité, c’est que c’est cela tout à fait ! s’écria Mme de Chevreuse en frappant ses mains l’une dans l’autre. Il serait vraiment curieux… elle s’arrêta.

— Que je suivisse les deux fugitives jusqu’au bout de leur voyage ? dit Athos. Non, madame, je n’abuserai pas ainsi de vos moments, et nous ne les accompagnerons que jusqu’à un petit village du Limousin situé entre Tulle et Angoulême, un petit village que l’on nomme Roche-l’Abeille.

Mme de Chevreuse jeta un cri de surprise et regarda Athos avec une expression d’étonnement qui fit sourire l’ancien mousquetaire.

— Attendez, madame, continua Athos, car ce qu’il me reste à vous dire est bien autrement étrange que ce que je vous ai dit.

— Monsieur, dit Mme de Chevreuse, je vous tiens pour sorcier ; je m’attends à tout ; mais en vérité… n’importe, allez toujours.

— Cette fois, reprit Athos, la journée avait été longue et fatigante ; il faisait froid, c’était le 11 octobre. Ce village ne présentait ni auberge ni château. Les maisons des paysans étaient pauvres et sales. Marie Michon était une personne fort aristocrate, et comme la reine, sa sœur, elle était habituée aux bonnes odeurs et au linge fin. Elle résolut donc de demander l’hospitalité au presbytère.

Athos fit une pause.

— Oh ! continuez, dit la duchesse, je vous ai prévenu que je m’attendais à tout.

— Les deux voyageurs frappèrent à la porte ; il était tard, le prêtre, qui était couché, leur cria d’entrer. Elles entrèrent, car la porte n’était point fermée. La confiance est grande dans les villages. Une lampe brûlait dans la chambre où était le prêtre. Marie Michon, qui faisait bien le plus charmant cavalier de la terre, poussa la porte, passa la tête et demanda l’hospitalité.

— Volontiers, mon jeune cavalier, dit le prêtre, si vous voulez vous contenter des restes de mon souper et de la moitié de ma chambre.

Les deux voyageuses se consultèrent un instant ; le prêtre les entendit éclater de rire, puis le maître, ou plutôt la maîtresse répondit :

— Merci, monsieur le curé, j’accepte.

— Alors, soupez et faites le moins de bruit possible, répondit le prêtre, car moi aussi j’ai couru toute la journée, et ne serais pas fâché de dormir cette nuit.

Mme de Chevreuse marchait évidemment de surprise en étonnement et d’étonnement en stupéfaction ; sa figure, en regardant Athos, avait pris une expression impossible à rendre ; on voyait qu’elle eût voulu parler, et cependant elle se taisait, de peur de perdre une des paroles de son interlocuteur.

— Après ? dit-elle.

— Après ? dit Athos. Ah ! voilà justement le difficile.

— Dites, dites, dites ! On peut tout me dire, à moi. D’ailleurs cela ne me regarde pas, et c’est l’affaire de Mlle Marie Michon.

— Ah ! c’est juste, dit Athos. Eh bien donc, Marie Michon soupa avec sa suivante, et, après avoir soupé, selon la permission qui lui avait été donnée, elle rentra dans la chambre où reposait son hôte, tandis que Ketty s’accommodait sur un fauteuil dans la première pièce, c’est-à-dire dans celle où l’on avait soupé.

— En vérité, Monsieur, dit Mme de Chevreuse, à moins que vous ne soyez le démon en personne, je ne sais pas comment vous pouvez connaître tous ces détails.

— C’était une charmante femme que cette Marie Michon, reprit Athos, une de ces folles créatures à qui passent sans cesse dans l’esprit les idées les plus étranges, un de ces êtres nés pour nous damner tous tant que nous sommes. Or, en pensant que son hôte était prêtre, il vint à l’esprit de la coquette que ce serait un joyeux souvenir pour sa vieillesse, au milieu de tant de souvenirs joyeux qu’elle avait déjà, que celui d’avoir damné un abbé.

— Comte, dit la duchesse, ma parole d’honneur, vous m’épouvantez !

— Hélas ! reprit Athos, le pauvre abbé n’était pas un saint Ambroise, et, je le répète, Marie Michon était une adorable créature.

— Monsieur, s’écria la duchesse en saisissant les mains d’Athos, dites-moi tout de suite comment vous savez tous ces détails, ou je fais venir un moine du couvent des Vieux Augustins et je vous exorcise.

Athos se mit à rire.

— Rien de plus facile, madame. Un cavalier, qui lui-même était chargé d’une mission importante, était venu demander une heure avant vous l’hospitalité au presbytère, et cela au moment même où le curé, appelé auprès d’un mourant, quittait non seulement sa maison, mais le village pour toute la nuit. Alors l’homme de Dieu, plein de confiance dans son hôte, qui d’ailleurs était gentilhomme, lui avait abandonné maison, souper et chambre. C’était donc à l’hôte du bon abbé, et non à l’abbé lui-même que Marie Michon était venue demander l’hospitalité.

— Et ce cavalier, cet hôte, ce gentilhomme arrivé avant elle…

— C’était moi, le comte de La Fère, dit Athos en se levant et en saluant respectueusement la duchesse de Chevreuse.

La duchesse resta un moment stupéfaite, puis tout à coup éclatant de rire :

— Ah ! ma foi ! dit-elle, c’est fort drôle, et cette folle de Marie Michon a trouvé mieux qu’elle n’espérait. Asseyez-vous, cher comte, et reprenez votre récit.

— Maintenant, il me reste à m’accuser, madame. Je vous l’ai dit, moi-même je voyageais pour une mission pressée ; dès le point du jour je sortis de la chambre, sans bruit, laissant dormir mon charmant compagnon de gîte. Dans la première pièce dormait aussi, la tête renversée sur un fauteuil, la suivante, en tout digne de la maîtresse. Sa jolie figure me frappa ; je m’approchai et je reconnus cette petite Ketty, que notre ami Aramis avait placée auprès d’elle. Ce fut ainsi que je sus que la charmante voyageuse était…

— Marie Michon, dit vivement Mme de Chevreuse.

— Marie Michon, reprit Athos. Alors je sortis de la maison, j’allai à l’écurie, je trouvai mon cheval sellé et mon laquais prêt ; nous partîmes.

— Et vous n’êtes jamais repassé par ce village ? demanda vivement Mme de Chevreuse.

— Un an après, Madame.

— Eh bien ?

— Eh bien ! je voulus revoir le bon curé. Je le trouvai fort préoccupé d’un évènement auquel il ne comprenait rien. Il avait, huit jours auparavant, reçu dans une bercelonnette un charmant petit garçon de trois mois avec une bourse pleine d’or et un billet contenant ces simples mots : « 11 octobre 1633 ».

— C’était la date de cette étrange aventure, reprit Mme de Chevreuse.

— Oui, mais il n’y comprenait rien, sinon qu’il avait passé cette nuit-là près d’un mourant, car Marie Michon avait quitté elle-même le presbytère avant qu’il y fût de retour.

— Vous savez, Monsieur, que Marie Michon, lorsqu’elle revint en France en 1643, fit redemander à l’instant même des nouvelles de cet enfant, car fugitive, elle ne pouvait le garder ; mais, revenue à Paris, elle voulait le faire élever près d’elle.

— Et que lui dit l’abbé ? demanda à son tour Athos.

— Qu’un seigneur, qu’il ne connaissait pas, avait bien voulu s’en charger, avait répondu de son avenir, et l’avait emporté avec lui.

— C’était la vérité.

— Ah ! je comprends alors ! Ce seigneur c’était vous, c’était son père !

— Chut ! ne parlez pas si haut, madame ; il est là.

— Il est là ! s’écria Mme de Chevreuse se levant vivement ; il est là, mon fils ! le fils de Marie Michon est là ! Mais je veux le voir à l’instant !

— Faites attention, madame, qu’il ne connaît ni son père ni sa mère, interrompit Athos.

— Vous avez gardé le secret, et vous me l’amenez ainsi, pensant que vous me rendrez bien heureuse. Oh ! merci, merci, monsieur ! s’écria Mme de Chevreuse en saisissant sa main, qu’elle essaya de porter à ses lèvres ! merci ; Vous êtes un noble cœur.

— Je vous l’amène, dit Athos en retirant sa main, pour qu’à votre tour vous fassiez quelque chose pour lui, madame. Jusqu’à présent j’ai veillé sur son éducation, et j’en ai fait, je le crois, un gentilhomme accompli ; mais le moment est venu où je me trouve de nouveau forcé de reprendre la vie errante et dangereuse d’homme de parti. Dès demain je me jette dans une affaire aventureuse où je puis être tué ; alors il n’aura plus que vous pour le pousser dans le monde, où il est appelé à tenir une place.

— Oh ! soyez tranquille, s’écria la duchesse. Malheureusement j’ai peu de crédit à cette heure, mais ce qu’il m’en reste est à lui. Quant à sa fortune et à son titre…

— De ceci, ne vous en inquiétez point, madame ; je lui ai substitué la terre de Bragelonne, que je tiens d’héritage, laquelle lui donne le titre de vicomte et dix mille livres de rente.

— Sur mon âme, monsieur, dit la duchesse, vous êtes un vrai gentilhomme ! mais j’ai hâte de voir notre jeune vicomte. Où est-il donc ?

— Là, dans le salon ; je vais le faire venir, si vous le voulez bien.

Athos fit un mouvement vers la porte. Mme de Chevreuse l’arrêta.

— Est-il beau ? demanda-t-elle.

Athos sourit.

— Il ressemble à sa mère, dit-il.

En même temps il ouvrit la porte et fit signe au jeune homme, qui apparut sur le seuil.

Madame de Chevreuse ne put s’empêcher de jeter un cri de joie en apercevant un si charmant cavalier, qui dépassait toutes les espérances que son orgueil avait pu concevoir.

— Vicomte, approchez-vous, dit Athos ; Mme la duchesse de Chevreuse, permet que vous lui baisiez la main.

Le jeune homme s’approcha avec son charmant sourire et la tête découverte, mit un genou en terre et baisa la main de Mme de Chevreuse.

— Monsieur le comte, dit-il en se retournant vers Athos, n’est-ce pas pour ménager ma timidité que vous m’avez dit que Mme était la duchesse de Chevreuse, et n’est-ce pas plutôt la reine ?

— Non, vicomte, dit Mme de Chevreuse en lui prenant la main à son tour, en le faisant asseoir auprès d’elle et en le regardant avec des yeux brillants de plaisir. Non, malheureusement, je ne suis point la reine, car si je l’étais, je ferais à l’instant même pour vous tout ce que vous méritez ; mais, voyons, telle que je suis, ajouta-t-elle en se retenant à peine d’appuyer ses lèvres sur son front si pur, voyons, quelle carrière désirez-vous embrasser ?

Athos, debout, les regardait tous deux avec une expression d’indicible bonheur.

— Mais, madame, dit le jeune homme avec sa voix douce et sonore à la fois, il me semble qu’il n’y a qu’une carrière pour un gentilhomme, c’est celle des armes. Monsieur le comte m’a élevé avec l’intention, je crois, de faire de moi un soldat, et il m’a laissé espérer qu’il me présenterait à Paris à quelqu’un qui pourrait me recommander peut-être à M. le Prince.

— Oui, je comprends, il va bien à un jeune soldat comme vous de servir sous un jeune général comme lui, mais voyons, attendez… personnellement je suis assez mal avec lui, à cause des querelles de Mme de Montbazon, ma belle-mère, avec Mme de Longueville ; mais par le prince de Marsillac…… Eh ! vraiment, tenez, comte, c’est cela ! M. le prince de Marsillac est un ancien ami à moi ; il recommandera notre jeune ami à Mme de Longueville, laquelle lui donnera une lettre pour son frère, M. le Prince, qui l’aime trop tendrement pour ne pas faire à l’instant même pour lui tout ce qu’elle lui demandera.

— Eh bien ! voilà qui va à merveille, dit le comte. Seulement, oserai-je maintenant vous recommander la plus grande diligence ? J’ai des raisons pour désirer que le vicomte ne soit plus demain soir à Paris.

— Désirez-vous que l’on sache que vous vous intéressez à lui, monsieur le comte ?

— Mieux vaudrait peut-être pour son avenir que l’on ignorât qu’il m’ait jamais connu.

— Oh ! monsieur ! s’écria le jeune homme.

— Vous savez, Bragelonne, dit le comte, que je ne fais jamais rien sans raison.

— Oui, monsieur, répondit le jeune homme, je sais que la suprême sagesse est en vous, et je vous obéirai, comme j’ai l’habitude de le faire.

— Eh bien ! comte, laissez-le-moi, dit la duchesse ; je vais envoyer chercher le prince de Marsillac, qui par bonheur est à Paris, et je ne le quitterai pas que l’affaire ne soit terminée.

— C’est bien, Mme la duchesse, mille grâces. J’ai moi-même plusieurs courses à faire aujourd’hui, et à mon retour, c’est-à-dire vers les six heures du soir, j’attendrai le vicomte à l’hôtel.

— Que faites-vous ce soir ?

— Nous allons chez l’abbé Scarron, pour lequel j’ai une lettre, et chez qui je dois rencontrer un de mes amis.

— C’est bien, dit la duchesse de Chevreuse, j’y passerai moi-même un instant : ne quittez donc pas ce salon que vous ne m’ayez vue.

Athos salua Mme de Chevreuse et s’apprêta à sortir.

— Eh bien ! monsieur le comte, dit en riant la duchesse, quitte-t-on si cérémonieusement ses anciens amis ?

— Ah ! murmura Athos en lui baisant la main, si j’avais su plus tôt que Marie Michon fût une si charmante créature !…

Et il se retira en soupirant.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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