XLV
Encore une reine qui demande secours


thos avait envoyé prévenir Aramis dès le matin, et avait donné sa lettre à Blaisois, seul serviteur qui lui fût resté. Blaisois trouva Bazin revêtant sa robe de bedeau ; il était ce jour-là de service à Notre-Dame. Athos avait recommandé à Blaisois de tâcher de parler à Aramis lui-même. Blaisois, grand et naïf garçon, qui ne connaissait que sa consigne, avait donc demandé l’abbé d’Herblay, et, malgré les assurances de Bazin qu’il n’était pas chez lui, il avait insisté de telle façon que Bazin s’était mis fort en colère. Blaisois, voyant Bazin en costume d’église, s’était peu inquiété des dénégations de Bazin, et avait voulu passer outre, croyant celui auquel il avait affaire doué de toutes les vertus de son habit, c’est-à-dire de la patience et de la charité chrétiennes. Mais Bazin, toujours valet de mousquetaire lorsque le sang montait à ses gros yeux, saisit un manche à balai et rossa Blaisois, en lui disant : — Vous avez insulté l’Église, mon ami, vous avez insulté l’Église.

En ce moment et à ce bruit inaccoutumé, Aramis était apparu entrouvrant avec précaution la porte de sa chambre à coucher.

Alors Bazin avait posé respectueusement son balai sur un de ses deux bouts, comme il avait vu à Notre-Dame le suisse faire de sa hallebarde, et Blaisois, avec un regard de reproche adressé au cerbère, avait tiré la lettre de sa poche et l’avait présentée à Aramis.

— Du comte de la Fère ? dit Aramis ; c’est bien.

Puis il était rentré sans même demander la cause de tout ce bruit.

Blaisois revint tristement à l’hôtel du Grand-Roi-Charlemagne. Athos lui demanda des nouvelles de sa commission. Blaisois raconta son aventure.

— Imbécile, dit Athos en riant, tu n’as donc pas annoncé que tu venais de ma part ? — Non, Monsieur. — Et qu’a dit Bazin quand il a su que vous étiez à moi ?

— Ah ! monsieur, il m’a fait toute sorte d’excuses et m’a forcé à boire deux verres d’un très bon vin muscat, dans lequel il m’a fait tremper trois ou quatre biscuits excellents ; mais c’est égal, il est brutal en diable. Un bedeau ! fi donc !…

— Bon, pensa Athos, du moment où Aramis a reçu ma lettre, si empêché qu’il soit, Aramis viendra.

À dix heures Athos, avec son exactitude habituelle, se trouvait sur le pont du Louvre. Il y rencontra lord de Winter, qui arrivait à l’instant même. Ils attendirent dix minutes à peu près. Milord de Winter commençait à craindre qu’Aramis ne vînt pas.

— Patience, dit Athos, qui tenait ses yeux fixés dans la direction de la rue du Bac ; patience, voici un abbé qui donne une gourmade à un homme et qui salue une femme, ce doit être Aramis.

C’était lui en effet ; un jeune bourgeois qui bayait aux corneilles s’était trouvé sur son chemin, et d’un coup de poing Aramis, qu’il avait éclaboussé, l’avait envoyé à dix pas. En même temps une de ses pénitentes avait passé, et comme elle était jeune et jolie, Aramis l’avait saluée de son plus gracieux sourire… En un instant Aramis fut près d’eux.

Ce furent, comme on le comprend bien, de grandes embrassades entre lui et lord de Winter.

— Où allons-nous ? dit Aramis ; est-ce qu’on se bat par-là, sacrebleu ? je n’ai pas d’épée ce matin, et il faut que je repasse chez moi pour en prendre une.

— Non, dit de Winter, nous allons faire visite à Sa Majesté la reine d’Angleterre.

— Ah ! fort bien, dit Aramis ; et dans quel but cette visite ? continua-t-il en se penchant à l’oreille d’Athos.

— Ma foi, je n’en sais rien ; quelque témoignage qu’on réclame de nous, peut-être ?

— Ne serait-ce point pour cette maudite affaire ? dit Aramis. Dans ce cas je ne me soucierais pas trop d’y aller, car ce serait pour empocher quelque semonce, et depuis que j’en donne aux autres, je n’aime pas à en recevoir.

— Si cela était ainsi, dit Athos, nous ne serions pas conduits à Sa Majesté par lord de Winter, car il en aurait sa part : il était des nôtres.

— Ah ! oui, c’est vrai. Allons donc.

Arrivés au Louvre, lord de Winter passa le premier ; au reste, un seul concierge tenait la porte. À la lumière du jour, Athos, Aramis et l’Anglais lui-même purent remarquer le dénûment affreux de l’habitation qu’une avare charité concédait à la malheureuse reine. De grandes salles toutes dépouillées de meubles, des murs dégradés sur lesquels reposaient par places d’anciennes moulures d’or qui avaient résisté à l’abandon, des fenêtres qui ne fermaient plus et qui manquaient de vitres ; pas de tapis, pas de gardes, pas de valets, voilà ce qui frappa tout d’abord les yeux d’Athos, et ce qu’il fit silencieusement remarquer à son compagnon en le poussant du coude et en lui montrant cette misère des yeux.

— Mazarin est mieux logé, dit Aramis.

— Mazarin est presque roi, dit Athos, et Mme Henriette n’est presque plus reine.

— Si vous daigniez avoir de l’esprit, Athos, dit Aramis, je crois véritablement que vous en auriez plus que n’en avait ce pauvre M. de Voiture.

Athos sourit.

La reine paraissait attendre avec impatience car, au premier mouvement qu’elle entendit dans la salle qui précédait sa chambre, elle vint elle-même sur le seuil pour y recevoir les courtisans de son infortune.

— Entrez et soyez les bienvenus, messieurs, dit-elle.

Les gentilshommes entrèrent et demeurèrent d’abord debout ; mais sur un geste de la reine qui leur faisait signe de s’asseoir, Athos donna l’exemple de l’obéissance. Il était grave et calme, mais Aramis était furieux, cette détresse royale l’avait exaspéré ; ses yeux étudiaient chaque nouvelle trace de misère qu’il apercevait.

— Vous examinez mon luxe ? dit Mme Henriette avec un triste regard jeté autour d’elle.

— Madame, dit Aramis, j’en demande pardon à Votre Majesté, mais je ne saurais cacher mon indignation de voir qu’à la cour de France on traite ainsi la fille de Henri IV.

— Monsieur n’est point cavalier ? dit la reine à lord de Winter.

— Monsieur est l’abbé d’Herblay, répondit celui-ci.

Aramis rougit.

— Madame, dit-il, je suis abbé, il est vrai, mais c’est contre mon gré ; jamais je n’eus de vocation pour le petit collet ; ma soutane ne tient qu’à un bouton, et je suis toujours prêt à redevenir mousquetaire. Ce matin, ignorant que j’aurais l’honneur de voir Votre Majesté, je me suis affublé de ces habits, mais je n’en suis pas moins l’homme que Votre Majesté trouvera le plus dévoué à son service, quelque chose qu’elle veuille ordonner.

— Monsieur le chevalier d’Herblay, reprit de Winter, est l’un de ces vaillants mousquetaires de Sa Majesté le roi Louis XIII, dont je vous ai parlé, madame. Puis, se retournant vers Athos : Quant à Monsieur, continua-t-il, c’est ce noble comte de la Fère dont la haute réputation est si bien connue de Votre Majesté.

— Messieurs, dit la reine, j’avais autour de moi, il y a quelques années, des gentilshommes, des trésors, des armées ; à un signe de ma main tout cela s’employait pour mon service. Aujourd’hui, regardez autour de moi, cela vous surprendra sans doute ; mais pour accomplir un dessein qui doit me sauver la vie, je n’ai que lord de Winter, un ami de vingt ans, et vous, messieurs, que je vois pour la première fois, et que je ne connais que comme mes compatriotes.

— C’est assez, madame, dit Athos en saluant profondément, si la vie de trois hommes peut racheter la vôtre.

— Merci, messieurs. Mais écoutez-moi, poursuivit-elle, je suis non seulement la plus misérable des reines, mais la plus malheureuse des mères, la plus désespérée des épouses : mes enfants, deux du moins, le duc d’York et la princesse Charlotte, sont loin de moi, exposés aux coups des ambitieux et des ennemis ; le roi mon mari traîne en Angleterre une existence si douloureuse que c’est peu dire en vous affirmant qu’il cherche la mort comme une chose désirable. Tenez, messieurs, voici la lettre qu’il me fit tenir par milord de Winter. Lisez.

Athos et Aramis s’excusèrent.

— Lisez, dit la reine.

Athos lut à haute voix la lettre que nous connaissons, et dans laquelle le roi Charles demandait si l’hospitalité lui serait accordée en France.

— Eh bien ? demanda Athos lorsqu’il eut fini cette lecture.

— Eh bien ! dit la reine, il a refusé.

Les deux amis échangèrent un sourire de mépris.

— Et maintenant, madame, que faut-il faire ? dit Athos.

— Avez-vous quelque compassion pour tant de malheur ? dit la reine émue.

— J’ai eu l’honneur de demander à Votre Majesté ce qu’elle désirait que M. d’Herblay et moi fissions pour son service ; nous sommes prêts.

— Ah ! monsieur, vous êtes en effet un noble cœur ! s’écria la reine avec une explosion de voix reconnaissante, tandis que lord de Winter la regardait en ayant l’air de lui dire : Ne vous avais-je pas répondu d’eux ?

— Mais vous, monsieur ? demanda la reine à Aramis.

— Moi, madame, répondit celui-ci, partout où va M. le comte, fût-ce à la mort, je le suis sans demander pourquoi ; mais quand il s’agit du service de Votre Majesté, ajouta-t-il en regardant la reine avec toute la grâce de sa jeunesse, alors je précède M. le comte.

— Eh bien ! messieurs, dit la reine, puisqu’il en est ainsi, puisque vous voulez bien vous dévouer au service d’une pauvre princesse que le monde entier abandonne, voici ce qu’il s’agit de faire pour moi : Le roi est seul avec quelques gentilshommes, qu’il craint de perdre chaque jour, au milieu d’Écossais dont il se défie, quoiqu’il soit Écossais lui-même. Depuis que lord de Winter l’a quitté, je ne vis plus, messieurs… Je demande beaucoup trop peut-être, car je n’ai aucun titre pour demander : passez en Angleterre, joignez le roi, soyez ses amis, soyez ses gardiens, marchez à ses côtés dans la bataille, marchez près de lui dans l’intérieur de sa maison, où des embûches se pressent chaque jour, bien plus périlleuses que tous les risques de la guerre ; et en échange de ce sacrifice que vous me ferez, messieurs, je vous promets, non de vous récompenser, je crois que ce mot vous blesserait, mais de vous aimer comme une sœur et de vous préférer à tout ce qui ne sera pas mon époux et mes enfants, je le jure devant Dieu !

Et la reine leva lentement et solennellement les yeux au ciel.

— Madame, dit Athos, quand faut-il partir ?

— Vous consentez donc ? s’écria la reine avec joie.

— Oui, madame. Seulement Votre Majesté va trop loin, ce me semble, en s’engageant à nous combler d’une amitié si fort au-dessus de nos mérites. Nous servons Dieu, madame, en servant un prince si malheureux et une reine si vertueuse. Madame, nous sommes à vous corps et âme.

— Ah ! messieurs, dit la reine attendrie jusqu’aux larmes, voici le premier instant de joie et d’espoir que j’ai éprouvé depuis cinq ans. Oui, vous servez Dieu, et comme mon pouvoir sera trop borné pour reconnaître un pareil sacrifice, c’est lui qui vous récompensera, lui qui lit dans mon cœur tout ce que j’ai de reconnaissance envers lui et envers vous. Sauvez mon époux, sauvez le roi, et bien que vous ne soyez pas sensibles au prix qui peut vous revenir sur la terre pour cette belle action, laissez-moi l’espoir que je vous reverrai pour vous remercier moi-même. En attendant, je reste. Avez-vous quelque recommandation à me faire ? Je suis dès à présent votre amie, et puisque vous faites mes affaires, je dois m’occuper des vôtres.

— Madame, dit Athos, je n’ai rien à demander à Votre Majesté que ses prières.

— Et moi, dit Aramis, je suis seul au monde et n’ai que Votre Majesté à servir.

La reine leur tendit sa main, qu’ils baisèrent, et elle dit tout bas à de Winter :

— Si vous manquez d’argent, milord, n’hésitez pas un instant, brisez les joyaux que je vous ai donnés, détachez-en les diamants et vendez-les à un juif : vous en tirerez cinquante à soixante mille livres ; dépensez-les s’il est nécessaire, mais que ces gentilshommes soient traités comme ils le méritent, c’est-à-dire en rois.

La reine avait préparé deux lettres : une écrite par elle, une écrite par la princesse Henriette sa fille. Toutes deux étaient adressées au roi Charles. Elle en donna une à Athos et une à Aramis, afin que si le hasard les séparait, ils pussent se faire reconnaître au roi ; puis ils se retirèrent.

Au bas de l’escalier, de Winter s’arrêta :

— Allez de votre côté, et moi du mien, messieurs, dit-il, afin que nous n’éveillions point les soupçons, et ce soir, à neuf heures, trouvons-nous à la Porte Saint-Denis. Nous irons avec mes chevaux tant qu’ils pourront aller ; ensuite nous prendrons la poste. Encore une fois merci, mes chers amis, merci en mon nom, merci au nom de la reine.

Les trois gentilshommes se serrèrent la main ; le comte de Winter prit la rue Saint-Honoré, et Athos et Aramis demeurèrent ensemble.

— Eh bien ! dit Aramis quand ils furent seuls, que dites-vous de cette affaire, mon cher comte ?

— Mauvaise, répondit Athos, très mauvaise.

— Mais vous l’avez accueillie avec enthousiasme ?

— Comme j’accueillerai toujours la défense d’un grand principe, mon cher d’Herblay. Les rois ne peuvent être forts que par la noblesse, mais la noblesse ne peut être grande que par les rois. Soutenons donc les monarchies, c’est nous soutenir nous-mêmes.

— Nous allons nous faire assassiner là-bas, dit Aramis. Je hais les Anglais, ils sont grossiers comme tous les gens qui boivent de la bière.

— Valait-il donc mieux rester ici, dit Athos, et nous en aller faire un tour à la Bastille ou au donjon de Vincennes, comme ayant favorisé l’évasion de M. de Beaufort ? Ah ! ma foi, Aramis, croyez-moi, il n’y a point de regret à avoir. Nous évitons la prison et nous agissons en héros, le choix est facile.

— C’est vrai, mais en toutes choses, mon cher, il faut en revenir à cette première question, fort sotte, je le sais, mais fort nécessaire : Avez-vous de l’argent ?

— Quelque chose comme une centaine de pistoles, que mon fermier m’avait envoyées la veille de mon départ de Bragelonne ; mais là-dessus je dois en laisser une cinquantaine à Raoul ; il faut qu’un jeune gentilhomme vive dignement. Je n’ai donc que cinquante pistoles à peu près. Et vous ?

— Moi, je suis sûr qu’en retournant toutes mes poches et en ouvrant tous mes tiroirs je ne trouverai pas dix louis chez moi. Heureusement que lord de Winter est riche.

— Lord de Winter est momentanément ruiné, car c’est Cromwell qui touche ses revenus.

— Voilà où le baron Porthos serait bon, dit Aramis.

— Voilà où je regrette d’Artagnan, dit Athos.

— Quelle bourse ronde !

— Quelle fière épée !

— Débauchons-les.

— Ce secret n’est pas le nôtre, Aramis ; croyez-moi donc, ne mettons personne dans notre confidence. Puis, en faisant une pareille démarche, nous paraîtrions douter de nous-mêmes. Regrettons à part nous, mais ne parlons pas.

— Vous avez raison. Que ferez-vous d’ici à ce soir ? Moi, je suis forcé de remettre deux choses.

— Est-ce choses qui puissent se remettre ?

— Dame ! il le faudra bien.

— Et quelles étaient-elles ?

— D’abord un coup d’épée au coadjuteur, que j’ai rencontré hier soir chez Mme de Rambouillet, et que j’ai trouvé monté sur un singulier ton à mon égard.

— Fi donc ! une querelle entre prêtres ! un duel entre alliés !

— Que voulez-vous, mon cher, il est ferrailleur, et moi aussi ; il court les ruelles, et moi aussi. Sa soutane lui pèse, et j’ai, ma foi, assez de la mienne ; je crois parfois qu’il est Aramis et que je suis le coadjuteur, tant nous avons d’analogie l’un avec l’autre. Cette espèce de Sosie m’ennuie et me fait ombre ; d’ailleurs, c’est un brouillon qui perdra notre parti. Je suis convaincu que si je lui donnais un soufflet, comme j’ai fait ce matin à ce petit bourgeois qui m’avait éclaboussé, cela changerait la face des affaires.

— Et moi, mon cher Aramis, répondit tranquillement Athos, je crois que cela ne changerait que la face de M. de Retz. Ainsi, croyez-moi, laissons les choses comme elles sont, d’ailleurs, vous ne vous appartenez plus ni l’un ni l’autre. Vous êtes à la reine d’Angleterre, et lui à la Fronde. Donc, si la seconde chose que vous regrettez de ne pouvoir accomplir n’est pas plus importante que la première…

— Oh ! celle-là était fort importante.

— Alors faites-la tout de suite.

— Malheureusement je ne suis pas libre de la faire à l’heure que je veux. C’était au soir, tout à fait au soir.

— Je comprends, dit Athos en souriant, à minuit.

— À peu près.

— Que voulez-vous, mon cher, ce sont choses qui se remettent, que ces choses-là, et vous la remettrez, ayant surtout une pareille excuse à donner à votre retour…

— Oui, si je reviens.

— Si vous ne revenez pas, que vous importe ? Soyez donc un peu raisonnable. Voyons, Aramis, vous n’avez plus vingt ans, mon cher ami.

— À mon grand regret, mordieu ! Ah ! si je les avais !

— Oui, dit Athos, je crois que vous feriez de bonnes folies ! Mais il faut que nous nous quittions : j’ai, moi, une ou deux visites à faire et une lettre à écrire ; revenez donc me prendre à huit heures, ou plutôt voulez-vous que je vous attende à souper à sept ?

— Fort bien, j’ai, moi, dit Aramis, vingt visites à faire et autant de lettres à écrire.

Et sur ce ils se quittèrent. Athos alla faire une visite à Mme de Vendôme, déposa son nom chez Mme de Chevreuse et écrivit à d’Artagnan la lettre suivante :

« Cher ami, je pars avec Aramis pour une affaire d’importance. Je voudrais vous faire mes adieux, mais le temps me manque. N’oubliez pas que je vous écris pour vous répéter combien je vous aime. Raoul est allé à Blois, et il ignore mon départ. Veillez sur lui en mon absence du mieux qu’il vous sera possible, et si par hasard vous n’avez pas de mes nouvelles d’ici à trois mois, dites-lui qu’il ouvre un paquet cacheté à son adresse, qu’il trouvera à Blois dans ma cassette de bronze, dont je vous envoie la clé. Embrassez Porthos pour Aramis et pour moi. Au revoir, peut-être adieu. »

Et il fit porter la lettre par Blaisois.

À l’heure convenue, Aramis arriva : il était en cavalier et avait au côté cette ancienne épée qu’il avait tirée si souvent et qu’il était plus que jamais prêt à tirer.

— Ah çà ! dit-il, je crois que décidément nous avons tort de partir ainsi, sans laisser un petit mot d’adieu à Porthos et à d’Artagnan.

— C’est chose faite, cher ami, dit Athos, et j’y ai pourvu ; je les ai embrassés tous deux, pour vous et pour moi.

— Vous êtes un homme admirable, mon cher comte, dit Aramis, et vous pensez à tout.

— Eh bien ! avez-vous pris votre parti de ce voyage ?

— Tout à fait, et maintenant que j’y ai réfléchi, je suis aise de quitter Paris en ce moment.

— Et moi aussi, répondit Athos ; seulement je regrette de ne pas avoir embrassé d’Artagnan, mais le démon est si fin qu’il eût deviné nos projets.

À la fin du souper, Blaisois rentra.

— Monsieur, voici la réponse de M. d’Artagnan.

— Mais je ne t’ai pas dit qu’il y avait réponse, imbécile, dit Athos.

— Aussi étais-je parti sans l’attendre, mais il m’a fait rappeler, et il m’a donné ceci.

Et il présenta un petit sac de peau tout arrondi et tout sonnant. Athos l’ouvrit et commença par en tirer un petit billet conçu en ces termes :

« Mon cher comte,
« Quand on voyage, et surtout pour trois mois, on n’a jamais assez d’argent ; or, je me rappelle nos temps de détresse, et je vous envoie la moitié de ma bourse : c’est de l’argent que je suis parvenu à faire suer au Mazarin. N’en faites donc pas un trop mauvais usage, je vous en supplie… Quant à ce qui est de ne plus vous revoir, je n’en crois pas un mot ; quand on a votre cœur et votre épée, on passe partout… Au revoir donc, et pas adieu… Il va sans dire que du jour où j’ai vu Raoul je l’ai aimé comme mon enfant ; cependant croyez que je demande bien sincèrement à Dieu de ne pas devenir son père, quoique je fusse fier d’un fils comme lui.

« Votre d’Artagnan. »
« P. S. Bien entendu que les cinquante louis que je vous envoie sont à vous comme à Aramis, à Aramis comme à vous. »

Athos sourit, et son beau regard se voila d’une larme. D’Artagnan, qu’il avait toujours tendrement aimé, l’aimait donc toujours, tout mazarin qu’il était.

— Voilà, ma foi, les cinquante louis, dit Aramis en versant la bourse sur une table, tous à l’effigie du roi Louis XIII. Eh bien ! que faites-vous de cet argent, comte ? le gardez-vous ou le renvoyez-vous ?

— Je le garde, Aramis, et je n’en aurais pas besoin que je le garderais encore. Ce qui est offert de grand cœur doit être accepté de grand cœur. Prenez-en vingt-cinq, Aramis, et donnez-moi les vingt-cinq autres.

— À la bonne heure, je suis heureux de voir que vous êtes de mon avis. Là, maintenant, partons-nous ?

— Quand vous voudrez ; mais n’avez-vous donc point de laquais ?

— Non, cet imbécile de Bazin a eu la sottise de se faire bedeau, comme vous savez, de sorte qu’il ne peut pas quitter Notre-Dame.

— C’est bien, vous prendrez Blaisois, dont je ne saurais que faire, puisque j’ai déjà Grimaud.

— Volontiers, dit Aramis.

En ce moment, Grimaud parut sur le seuil.

— Prêts, dit-il avec son laconisme ordinaire.

— Partons donc, dit Athos.

En effet, les chevaux attendaient tout sellés. Les deux amis montèrent chacun sur le sien. Les deux laquais en firent autant.

Au coin du quai, ils rencontrèrent Bazin qui accourait tout essoufflé.

— Ah ! monsieur, dit Bazin, Dieu merci ! j’arrive à temps.

— Qu’y a-t-il ?

— M. Porthos sort de la maison et a laissé ceci pour vous, en disant que la chose était fort pressée et devait vous être remise avant votre départ.

— Bon, dit Aramis en prenant une bourse que lui tendait Bazin, qu’est ceci ?

— Attendez, monsieur l’abbé, il y a une lettre.

— Tu sais que je t’ai déjà dit que si tu m’appelais autrement que chevalier, je te briserais les os. Voyons la lettre.

— Comment allez-vous lire ? demanda Athos, il fait noir comme dans un four.

— Attendez, dit Bazin.

Bazin battit le briquet et alluma une bougie roulée avec laquelle il éclairait ses cierges. À la lueur de cette bougie, Aramis lut :
« Mon cher d’Herblay,
« J’apprends par d’Artagnan, qui m’embrasse de votre part et de celle du comte de la Fère, que vous partez pour une expédition qui durera peut-être deux ou trois mois : comme je sais que vous n’aimez pas demander à vos amis, moi je vous offre : voici deux cents pistoles dont vous pouvez disposer et que vous me rendrez quand l’occasion s’en présentera. Ne craignez pas de me gêner ; si j’ai besoin d’argent, j’en ferai venir de l’un de mes châteaux : rien qu’à Bracieux, j’ai vingt mille livres en or. Aussi, si je ne vous envoie pas plus, c’est que je crains que vous n’acceptiez pas une somme trop forte. Je m’adresse à vous, parce que vous savez que le comte de la Fère m’impose toujours un peu malgré moi, quoique je l’aime de tout mon cœur ; mais il est bien entendu que ce que j’offre à vous, je l’offre en même temps à lui.

« Je suis, comme vous n’en doutez pas, j’espère, votre bien dévoué,

« Du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. »
— Eh bien ! dit Aramis, que dites-vous de cela ? — Je dis, mon cher d’Herblay, que c’est presque un sacrilége de douter de la Providence quand on a de tels amis. — Ainsi donc ? — Ainsi donc nous partageons les pistoles de Porthos comme nous avons partagé les louis de d’Artagnan.

Le partage fait à la lueur du rat de cave de Bazin, les deux amis se remirent en route. Un quart d’heure après, ils étaient à la porte Saint-Denis, où de Winter les attendait.

I
Le fantôme de Richelieu
II
Une ronde de nuit
III
Deux anciens ennemis
IV
Anne d’Autriche à quarante-six ans
V
Gascon et Italien
VI
D’Artagnan à quarante ans
VII
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
VIII
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
IX
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
X
L’abbé d’Herblay
XI
Les deux Gaspards
XII
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
XIII
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
XIV
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
XV
Deux têtes d’ange
XVI
Le château de Bragelonne
XVII
La diplomatie d’Athos
XVIII
M. de Beaufort
XIX
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
XX
Grimaud entre en fonctions
XXI
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
XXII
Une aventure de Marie Michon
XXIII
L’abbé Scarron
XXIV
Saint-Denis
XXV
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
XXVI
D’Artagnan arrive à propos
XXVII
La grande route
XXVIII
Rencontre
XXIX
Le bonhomme Broussel
XXX
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
XXXI
La place Royale
XXXII
Le bac de l’Oise
XXXIII
Escarmouche
XXXIV
Le moine
XXXV
L’absolution
XXXVI
Grimaud parle
XXXVII
La veille de la bataille
XXXVIII
Un dîner d’autrefois
XXXIX
La lettre de Charles Ier
XL
La lettre de Cromwell
XLI
Mazarin et Madame Henriette
XLII
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
XLIII
L’oncle et le neveu
XLIV
Paternité
XLV
Encore une reine qui demande secours
XLVI
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
XLVII
Le Te Deum de la victoire de Lens
XLVIII
Le mendiant de Saint-Eustache
XLIX
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L
L’émeute
LI
L’émeute fait révolte
LII
Le malheur donne de la mémoire
LIII
L’entrevue
LIV
La fuite
LV
Le carrosse de M. le Coadjuteur
LVI
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
LVII
On a des nouvelles d’Aramis
LVIII
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
LIX
Le vengeur
LX
Olivier Cromwell
LXI
Les gentilshommes
LXII
Jésus Seigneur
LXIII
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
LXIV
Salut à la Majesté tombée
LXV
D’Artagnan trouve un projet
LXVI
La partie de lansquenet
LXVII
Londres
LXVIII
Le procès
LXIX
White-Hall
LXX
Les ouvriers
LXXI
Remember
LXXII
L’homme masqué
LXXIII
La maison de Cromwell
LXXIV
Conversation
LXXV
La Felouque l’Éclair
LXXVI
Le vin de Porto
LXXVII
Fatality
LXXVIII
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
LXXIX
Retour
LXXX
Les ambassadeurs
LXXXI
Les trois lieutenants du généralissime
LXXXII
Le combat de Charenton
LXXXIII
La route de Picardie
LXXXIV
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
LXXXV
La royauté de M. de Mazarin
LXXXVI
Précautions
LXXXVII
L’esprit et le bras
LXXXVIII
Le bras et l’esprit
LXXXIX
Les oubliettes de M. de Mazarin
XC
Conférences
XCI
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
XCII
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
XCIII
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
XCIV
Conclusion

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