Vingt ans après
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La royauté de M. de Mazarin

Alexandre Dumas

La royauté de M. de Mazarin

L’arrestation d’Athos n’avait fait aucun bruit, n’avait causé aucun scandale et était même restée à peu près inconnue. Elle n’avait donc en rien entravé la marche des événements, et la députation envoyée par la ville de Paris fut avertie solennellement qu’elle allait paraître devant la reine.

La reine la reçut, muette et superbe comme toujours ; elle écouta les doléances et les supplications des députés ; mais lorsqu’ils eurent fini leurs discours, nul n’aurait pu dire, tant le visage d’Anne d’Autriche était resté indifférent, si elle les avait entendus.

En revanche, Mazarin, présent à cette audience, entendait très bien ce que les députés demandaient : c’était son renvoi en termes clairs et précis, purement et simplement.

Les discours finis, la reine restant muette :

— Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai à vous pour supplier la reine de mettre un terme aux maux de ses sujets. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour les adoucir, et cependant la croyance publique, dites-vous, est qu’ils viennent de moi, pauvre étranger qui n’ai pu réussir à plaire aux Français. Hélas ! on ne m’a point compris, et c’était raison : je succédais à l’homme le plus sublime qui eût encore soutenu le sceptre des rois de France. Les souvenirs de M. de Richelieu m’écrasent. En vain, si j’étais ambitieux, lutterais-je contre ces souvenirs ; mais je ne le suis pas, et j’en veux donner une preuve. Je me déclare vaincu. Je ferai ce que demande le peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui n’en a pas, messieurs ? Paris est assez puni ; assez de sang a coulé, assez de misère accable une ville privée de son roi et de la justice. Ce n’est pas à moi, simple particulier, de prendre tant d’importance que de diviser une reine avec son royaume. Puisque vous exigez que je me retire, eh bien ! je me retirerai.

— Alors, dit Aramis à l’oreille de son voisin, la paix est faite et les conférences sont inutiles. Il n’y a plus qu’à envoyer sous bonne garde M. Mazarini à la frontière la plus éloignée, et à veiller à ce qu’il ne rentre ni par celle-là, ni par les autres.

— Un instant, monsieur, un instant, dit l’homme de robe auquel Aramis s’adressait. Peste ! comme vous y allez ! On voit bien que vous êtes des hommes d’épée. Il y a le chapitre des rémunérations et des indemnités à mettre au net.

— M. le chancelier, dit la reine en se tournant vers ce même Séguier notre ancienne connaissance, vous ouvrirez les conférences ; elles auront lieu à Rueil. M. le cardinal a dit des choses qui m’ont fort émue. Voilà pourquoi je ne vous réponds pas plus longuement. Quant à ce qui est de rester ou de partir, j’ai trop de reconnaissance à M. le cardinal pour ne pas le laisser en tous points libre de ses actions. M. le cardinal fera ce qu’il voudra.

Une pâleur fugitive nuança le visage intelligent du premier ministre. Il regarda la reine avec inquiétude. Son visage était tellement impassible qu’il en était, comme les autres, à ne pouvoir lire ce qui se passait dans son cœur.

— Mais, ajouta la reine, en attendant la décision de M. de Mazarin, qu’il ne soit, je vous prie, question que du roi.

Les députés s’inclinèrent et sortirent.

— Eh quoi ! dit la reine quand le dernier d’entre eux eut quitté la chambre, vous céderiez à ces robins et à ces avocats !

— Pour le bonheur de Votre Majesté, madame, dit Mazarin en fixant sur la reine son œil perçant, il n’y a point de sacrifice que je ne sois prêt à m’imposer.

Anne baissa la tête et tomba dans une de ces rêveries qui lui étaient si habituelles. Le souvenir d’Athos lui revint à l’esprit. La tournure hardie du gentilhomme, sa parole ferme et digne à la fois, les fantômes qu’il avait évoqués d’un mot, lui rappelaient tout un passé d’une poésie enivrante : la jeunesse, la beauté, l’éclat des amours de vingt ans et les rudes combats de ses soutiens, et la fin sanglante de Buckingham, le seul homme qu’elle eût jamais aimé réellement, et l’héroïsme de ses obscurs défenseurs qui l’avaient sauvée de la double haine de Richelieu et du roi.

Mazarin la regardait, et maintenant qu’elle se croyait seule et qu’elle n’avait plus tout un monde d’ennemis pour l’épier, il suivait ses pensées sur son visage comme on voit dans les lacs transparents passer les nuages, reflets du ciel comme les pensées.

— Il faudrait donc, murmura Anne d’Autriche, céder à l’orage, acheter la paix, attendre patiemment et religieusement des temps meilleurs ?

Mazarin sourit amèrement à cette proposition qui annonçait qu’elle avait pris la proposition du ministre au sérieux. Anne avait la tête inclinée et ne vit pas ce sourire ; mais remarquant que sa demande n’obtenait aucune réponse, elle releva le front.

— Eh bien ! vous ne me répondez point, cardinal ; que pensez-vous ?

— Je pense, madame, que cet insolent gentilhomme que nous avons fait arrêter par Comminges a fait allusion à M. de Buckingham, que vous laissâtes assassiner ; à Mme de Chevreuse, que vous laissâtes exiler ; à M. de Beaufort que vous fîtes emprisonner. Mais s’il a fait allusion à moi, c’est qu’il ne sait pas ce que je suis pour vous.

Anne d’Autriche tressaillit, comme elle faisait lorsqu’on la frappait dans son orgueil ; elle rougit et enfonça, pour ne pas répondre, ses ongles acérés dans ses belles mains.

— Il est homme de bon conseil, d’honneur et d’esprit, sans compter qu’il est homme de résolution. Vous en savez quelque chose, n’est-ce pas, madame ? Je veux donc lui dire (c’est une grâce personnelle que je lui fais), en quoi il s’est trompé à mon égard. C’est que, vraiment, ce qu’on me propose, c’est presque une abdication, et une abdication mérite qu’on y réfléchisse.

— Une abdication ! dit Anne ; je croyais, monsieur, qu’il n’y avait que les rois qui abdiquaient.

— Eh bien ! reprit Mazarin, ne suis-je pas presque roi, et roi de France même ? Jetée sur le pied d’un lit royal, je vous assure, madame, que ma simarre de ministre ressemble fort, la nuit, à un manteau de roi.

C’était là une des humiliations que lui faisait le plus souvent subir Mazarin et sous lesquelles elle courbait constamment la tête. Il n’y eut qu’Élisabeth et Catherine II qui restèrent à la fois maîtresses et reines pour leurs amants.

Anne d’Autriche regarda donc avec une sorte de terreur la physionomie menaçante du cardinal, qui dans ces moments-là, ne manquait pas d’une certaine grandeur.

— Monsieur, dit-elle, n’ai-je point dit et n’avez-vous point entendu que j’ai dit à ces gens-là que vous feriez ce qu’il vous plairait ?

— En ce cas, dit Mazarin, je crois qu’il doit me plaire de demeurer. C’est non seulement mon intérêt, mais encore j’ose dire que c’est votre salut.

— Demeurez donc, monsieur, je ne désire pas autre chose ; mais alors ne me laissez pas insulter.

— Vous voulez parler des prétentions des révoltés et du ton dont ils les expriment ? Patience ! Ils ont choisi un terrain sur lequel je suis général plus habile qu’eux, les conférences. Nous les battrons rien qu’en temporisant. Ils ont déjà faim ; ce sera bien pis dans huit jours.

— Eh ! mon Dieu ! oui, monsieur, je sais que nous finirons par là. Mais ce n’est pas d’eux seulement qu’il s’agit ; ce ne sont pas eux qui m’adressent les injures les plus blessantes pour moi.

— Ah ! je vous comprends. Vous voulez parler des souvenirs qu’évoquent perpétuellement ces trois ou quatre gentilshommes. Mais nous les tenons prisonniers, et ils sont juste assez coupables pour que nous les laissions en captivité tout le temps qu’il nous conviendra. Un seul est encore hors de notre pouvoir et nous brave. Mais que diable ! nous parviendrons bien à le joindre à ses compagnons. Nous avons fait des choses plus difficiles que cela, ce me semble. J’ai d’abord et par précaution fait enfermer à Rueil, c’est-à-dire près de moi, c’est-à-dire sous mes yeux, à la portée de ma main, les deux plus intraitables. Aujourd’hui même le troisième les y rejoindra.

— Tant qu’ils seront prisonniers, ce sera bien, dit Anne d’Autriche ; mais ils sortiront un jour.

— Oui, si Votre Majesté les met en liberté.

— Ah ! continua Anne d’Autriche répondant à sa propre pensée, c’est ici qu’on regrette Paris !

— Et pourquoi donc ?

— Pour la Bastille, monsieur, qui est si forte et si discrète.

— Madame, avec les conférences nous avons la paix ; avec la paix nous avons Paris ; avec Paris nous avons la Bastille ! nos quatre matamores y pourriront.

Anne d’Autriche fronça légèrement le sourcil, tandis que Mazarin lui baisait la main pour prendre congé d’elle.

Mazarin sortit après cet acte moitié humble, moitié galant. Anne d’Autriche le suivit du regard, et à mesure qu’il s’éloignait on eût pu voir un dédaigneux sourire se dessiner sur ses lèvres.

— J’ai méprisé, murmura-t-elle, l’amour d’un cardinal qui ne disait jamais : « Je ferai », mais « J’ai fait ». Celui-là connaissait des retraites, plus sûres que Rueil, plus sombres et plus muettes encore que la Bastille. Oh ! le monde dégénère !


La royauté de M. de Mazarin
Le fantôme de Richelieu
Une ronde de nuit
Deux anciens ennemis
Anne d’Autriche à quarante-six ans
Gascon et Italien
D’Artagnan à quarante ans
D’Artagnan est embarrassé, mais une de nos anciennes connaissances lui vient en aide
Des influences différentes que peut avoir une demi-pistole sur un bedeau et sur un enfant de chœur
Comment d’Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s’aperçut qu’il était en croupe derrière Planchet
L’abbé d’Herblay
Les deux Gaspards
M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds
Comment d’Artagnan s’aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur
Où il est démontré que si Porthos était mécontent de son état, Mousqueton était fort satisfait du sien
Deux têtes d’ange
Le château de Bragelonne
La diplomatie d’Athos
M. de Beaufort
Ce à quoi se récréait M. le duc de Beaufort au donjon de Vincennes
Grimaud entre en fonctions
Ce que contenaient les pâtés du successeur du père Marteau
Une aventure de Marie Michon
L’abbé Scarron
Saint-Denis
Un des quarante moyens d’évasion de monsieur de Beaufort
D’Artagnan arrive à propos
La grande route
Rencontre
Le bonhomme Broussel
Quatre anciens amis s’apprêtent à se revoir
La place Royale
Le bac de l’Oise
Escarmouche
Le moine
L’absolution
Grimaud parle
La veille de la bataille
Un dîner d’autrefois
La lettre de Charles Ier
La lettre de Cromwell
Mazarin et Madame Henriette
Comment les malheureux prennent parfois le hasard pour la providence
L’oncle et le neveu
Paternité
Encore une reine qui demande secours
Où il est prouvé que le premier mouvement est toujours le bon
Le Te Deum de la victoire de Lens
Le mendiant de Saint-Eustache
La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie
L’émeute
L’émeute fait révolte
Le malheur donne de la mémoire
L’entrevue
La fuite
Le carrosse de M. le Coadjuteur
Comment d’Artagnan et Porthos gagnèrent, l’un deux cent dix-neuf, et l’autre deux cent quinze louis, à vendre de la paille
On a des nouvelles d’Aramis
L’écossais, parjure à sa foi, pour un denier vendit son roi
Le vengeur
Olivier Cromwell
Les gentilshommes
Jésus Seigneur
Où il est prouvé que dans les positions les plus difficiles les grands cœurs ne perdent jamais le courage, ni les bons estomacs l’appétit
Salut à la Majesté tombée
D’Artagnan trouve un projet
La partie de lansquenet
Londres
Le procès
White-Hall
Les ouvriers
Remember
L’homme masqué
La maison de Cromwell
Conversation
La Felouque l’Éclair
Le vin de Porto
Fatality
Où, après avoir manqué d’être rôti, Mousqueton manqua d’être mangé
Retour
Les ambassadeurs
Les trois lieutenants du généralissime
Le combat de Charenton
La route de Picardie
La reconnaissance d’Anne d’Autriche
La royauté de M. de Mazarin
Précautions
L’esprit et le bras
Le bras et l’esprit
Les oubliettes de M. de Mazarin
Conférences
Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
Où il est prouvé qu’il est quelquefois plus difficile aux rois de rentrer dans la capitale de leur royaume que d’en sortir
Conclusion

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