ACTE PREMIER - SCÈNE VII



LES MÊMES, puis MÈRE UBU

Père Ubu
Mère Ubu ! apporte le crochet à cirer et la boîte à cirer et la brosse à cirer, et viens me la tenir solidement par les pieds !
(A Pissembock.)
Quant à vous, Monsieur !…

Éleuthère et Pissembock
Au secours !

Mère Ubu (accourant)
Voilà ! Voilà ! Père Ubu. Je t'obéis. Mais que fais-tu avec ton attirail à chaussures ? Elle n'a pas de chaussures.

Père Ubu
Je veux lui cirer les pieds avec la brosse à cirer les pieds. Je suis esclave, cornegidouille ! Personne ne m'empêchera de faire mon devoir d'esclave. Je vais servir sans miséricorde. Tudez, décervelez !
(La Mère Ubu tient Éleuthère. Le Père Ubu se précipite sur Pissembock.)

Mère Ubu
Quelle brutalité stupide ! La voilà évanouie maintenant.

Pissembock (tombant)
Et moi, je suis mort !

Père Ubu (cirant)
Je savais bien que je les ferais tenir tranquilles. Je n'aime pas que l'on me fasse du tapage ! Je n'ai plus qu'à leur réclamer le salaire qui m'est dû, que j'ai honnêtement gagné à la sueur de mon front.

Mère Ubu
Réveille-la pour qu'elle te paye.

Père Ubu
O non ! Elle voudrait me donner un pourboire, sans doute ; je ne réclame que le juste prix de mon travail ; et puis, pour éviter toute partialité, il faudrait ressusciter le bonhomme que j'ai massacré, et ce serait trop long ; et enfin je dois, en bon esclave, prévenir ses moindres gestes. Eh ! voici le porte-finance de la jeune dame et le portefeuille du monsieur. A la poche !

Mère Ubu
Tu gardes tout, Père Ubu ?

Père Ubu
Crois-tu que je vais gaspiller le fruit de mon travail à te faire des cadeaux, sotte chipie ?(Lisant des papiers.)
Cinquante francs… cinquante francs… mille francs… Monsieur Pissembock, marquis de Grandair.

Mère Ubu
Je veux dire : vous ne lui laissez rien, Monsieur Ubu ?

Père Ubu
Mère Ubu ! ji vous poche avec exorbitation des yeux ! Et d'ailleurs il n'y a dans cette bourse que quatorze pièces d'or, avec le portrait de la Liberté dessus.(Éleuthère se ranime et cherche à fuir.)
Et maintenant, va chercher une voiture, Mère Ubu.

Mère Ubu
O le pleutre ! Tu n'as pas le courage de te sauver à pied, à présent !

Père Ubu
Non, je veux une grande diligence afin d'y déposer cette aimable enfant et de la reconduire à sa demeure.

Mère Ubu
Père Ubu, tu n'as aucune suite dans les idées. Je vois que tu te gâtes, tu tournes à l'honnête homme. Tu as pitié de tes victimes, tu deviens fou. Père Ubu ! — Et puis, tu laisses traîner ce cadavre que l'on va voir.

Père Ubu
Eh ! je m'enrichis… comme d'habitude. Je continue mon travail d'esclave. Nous la fourrerons dans la voiture…

Mère Ubu
Et le Pissembock ?

Père Ubu
Dans le coffre de la voiture, pour faire disparaître les traces du crime. Tu monteras avec elle pour lui servir de garde-malade, de cuisinière et de dame de compagnie ; et moi, je grimperai derrière.

Mère Ubu (amenant la diligence)
Tu auras de beaux bas blancs et un habit doré, Père Ubu ?

Père Ubu
Sans doute : je l'aurai bien gagné par mon zèle ! — Au fait, comme je ne les ai pas encore, c'est moi qui vais accompagner Mademoiselle là-dedans et toi qui te percheras derrière.
Mère Ubu Père Ubu, Père Ubu…

Père Ubu
En route.
(Il entre avec Éleuthère. La voiture s'ébranle.)
(FIN DU PREMIER ACTE.)


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