ACTE III - SCÈNE II



(La grande salle du Tribunal.)
(PÈRE UBU, MÈRE UBU, PISSEDOUX, PISSEMBOGK, ÉLEUTHÈRE, JUGES, AVOCATS, GREFFIERS, HUISSIERS, GARDES, PEUPLE.)

Père Ubu
Nous constatons avec plaisir, Messieurs, que toute la justice est mise en branle en notre honneur, que nos gardes n'ont point oublié leurs moustaches bien dorées des fêtes et dimanches afin d'entourer de plus de prestige notre banc de notre infamie, et que notre peuple écoute bien et se tient tranquille !

L'huissier
Silence !

Mère Ubu
Tais-toi donc, Père Ubu, tu vas te faire mettre à la porte.

Père Ubu
Mais non, j'ai des gardes pour m'empêcher de.sortir. Et il faut bien que je parle, puisque tous ces gens ne sont là que pour m'interroger. — Et maintenant, introduisez ceux qui se plaignent de nous !

Le Président
Faites avancer le prévenu et sa complice. (On leur distribue quelques bourrades.)
Votre nom ?

Père Ubu
François Ubu, ancien roi de Pologne et d'Aragon, docteur en pataphysique, comte de Mondragon, comte de Sandomir, marquis de SaintGrégeois.

Pissedoux
Autrement dit : Père Ubu.

Mère Ubu
Victorine Ubu, ancienne reine de Pologne…

Pissembock
Autrement dit : Mère Ubu.

Le Greffier (écrivant)
Père Ubu et Mère Ubu.

Le Président
Prévenu, votre âge ?

Père Ubu
Je ne sais pas bien, je l'ai donné à garder à la Mère Ubu, et il y a si longtemps, elle a oublié même le sien.

Mère Ubu
Malappris voyou !

Père Ubu
Madame de ma… J'ai dit que je ne dirais plus le mot, il me porterait chance, il me ferait acquitter, et je veux aller aux galères.

Le Président (aux plaignants)
Vos noms ?

Pissembock
Marquis de Grandair. Père Ubu (furieusement)
.
Autrement dit : Pissembock !
@Le Greffier (écrivant)
.
Pissembock, et sa nièce, Éleuthère Pissembock.

Éleuthère
Hélas ! mon oncle !

Pissembock
Soyez calme, ma nièce, je suis toujours votre oncle.

Pissembock
Marquis de Granpré.

Mère Ubu (furieusement)
Autrement dit : Pissedoux !

Éleuthère
Ah !!!
(Elle s'évanouit. On l'emporte.)

Père Ubu
Que ce petit incident ne vous- retarde point, monsieur le Président de notre tribunal, de nous rendre la justice qui nous est due.

L'avocat général
Oui, Messieurs, ce monstre déjà souillé de tant de crimes…

Le Défenseur
Oui, Messieurs, cet honnête homme à l'irréprochable passé…

L'avocat général
Ayant étendu ses noirs desseins au moyen d'une brosse à cirer sur les pieds nus de sa victime…

Le Défenseur
Malgré qu'il demandât grâce à genoux à cette infâme gourgandine…

L'avocat général
L'enleva, de complicité avec sa mégère d'épouse, dans une diligence…

Le Défenseur
Se vit séquestré avec sa vertueuse épouse dans le coffre d'une diligence… Père Ubu (à son Défenseur)
.
Monsieur, pardon ! taisez-vous ! vous dites des menteries et empêchez que l'on écoute le récit de nos exploits. Oui, Messieurs, tâchez d'ouvrir vos oneilles et de ne point faire de tapage : nous avons été roi de Pologne et d'Aragon, nous avons massacré une infinité de personnes, nous avons perçu de triples impôts, nous ne rêvons que de saigner, écorcher, assassiner ; nous décervelons tous les dimanches publiquement, sur un tertre, dans la banlieue, aveu des chevaux de bois et des marchands de coco autour… ces vieilles affaires sont classées, parce que nous avons beaucoup d'ordre ; — nous avons tué monsieur Pissembock, qui vous le certifiera lui-même, et nous avons accablé de coups de fouet, dont nous portons encore les marques, monsieur Pissedoux, ce qui nous a empêché d'entendre les coups de sonnette de mademoiselle Pissembock ; c'est pourquoi nous ordonnons à messieurs nos juges de nous condamner à la plus grave peine qu'ils soient capables d'imaginer, afin qu'elle nous soit proportionnée ; non point à mort cependant, car il faudrait voter des crédits exorbitants pour la construction d'une assez énorme guillotine. Nous nous verrions volontiers forçat, avec un beau bonnet vert, repu aux frais de l'État et occupant nos loisirs à de menus travaux. La Mère Ubu…

Mère Ubu
Mais…

Père Ubu
Tais-toi, ma douce enfant — … fera de la tapisserie sur des chaussons de lisière. Et comme nous aimons assez peu à nous inquiéter de l'avenir, nous souhaiterions que cette condamnation fût perpétuelle, et notre villégiature près de la mer, en quelque sain climat.

Pissedoux (à Pissembock)
Il y a donc des gens que cela embête d'être libres.

Pissembock
Vous vouliez bien épouser ma nièce ! Mais jamais je ne la sacrifierai à un homme que déshonore le nom de Pissedoux.

Pissedoux
Jamais je n'épouserai une fille dont l'oncle est indigne même du nom de Pissembock !

L'huissier
La Cour… délibère…

Mère Ubu
Père Ubu, ces gens vont t'acquitter de toutes manières, tu as eu tort de ne pas leur dire simplement le mot.

Pissedoux (à Pissembock)
Je vois avec plaisir que nous sommes d'accord.

Pissembock
Venez dans mes bras, mon gendre.

Le Président
La Cour… Père Ubu, savez-vous ramer ?

Père Ubu
Je ne sais pas si je sais ; mais je sais faire marcher, par des commandements variés, un bateau à voiles ou à vapeur dans n'importe quelle direction, en arrière, à côté ou eu bas.

Le Président
Ça ne fait rien.— La Cour… condamne François lTbu, dit Père Ubu, aux galères à perpétuité. Il sera ferré à deux boulets dans sa prison et joint au premier convoi de forçats pour les galères de Soliman.
… Condamne sa complice, dite Mère Ubu, au ferrage à un boulet et la réclusion a vie dans sa prison.

PlSSEDOUX et PlSSEMBOCK
Vivent les hommes libres !

Père Ubu et Mère Ubu
Vive l'esclavage !

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