ACTE III - Scène V



(OTHON, CAMILLE, ALBIN, ALBIANE.)

Camille
Vous pouvez voir par là mon âme toute entière,
Seigneur ; et je voudrais en vain la déguiser,
Après ce que pour vous l'amour me fait oser.
Ce que Galba pour moi prend le soin de vous dire…

Othon
Quoi donc, Madame ? Othon vous coûteroit l'empire ?
Il sait mieux ce qu'il vaut, et n'est pas d'un tel prix
Qu'il le faille acheter par ce noble mépris.
Il se doit opposer à cet effort d'estime
Où s'abaisse pour lui ce cœur trop magnanime,
Et par un même effort de magnanimité,
Rendre une âme si haute au trône mérité.
D'un si parfait amour quelles que soient les causes…

Camille
Je ne sais point, Seigneur, faire valoir les choses :
Et dans ce prompt succès dont nos cœurs sont charmés,
Vous me devez bien moins que vous ne présumez.
Il semble que pour vous je renonce à l'empire,
Et qu'un amour aveugle ait su me le prescrire.
Je vous aime, il est vrai ; mais si l'empire est doux,
Je crois m'en assurer quand je me donne à vous.
Tant que vivra Galba, le respect de son âge,
Du moins apparemment, soutiendra son suffrage :
Pison croira régner ; mais peut-être qu'un jour
Rome se permettra de choisir à son tour.
À faire un empereur alors quoi qui l'excite,
Qu'elle en veuille la race, ou cherche le mérite,
Notre union aura des voix de tous côtés,
Puisque j'en ai le sang, et vous les qualités.
Sous un nom si fameux qui vous rend préférable,
L'héritier de Galba sera considérable :
On aimera ce titre en un si digne époux,
Et l'empire est à moi, si l'on me voit à vous.

Othon
Ah ! Madame, quittez cette vaine espérance
De nous voir quelque jour remettre en la balance :
S'il faut que de Pison on accepte la loi,
Rome, tant qu'il vivra, n'aura plus d'yeux pour moi ;
Elle a beau murmurer contre un indigne maître,
Elle en souffre, pour lâche ou méchant qu'il puisse être.
Tibère étoit cruel, Caligule brutal,
Claude faible, Néron en forfaits sans égal :
Il se perdit lui-même à force de grands crimes ;
Mais le reste a passé pour princes légitimes.
Claude même, ce Claude et sans cœur et sans yeux,
À peine les ouvrit qu'il devint furieux ;
Et Narcisse et Pallas, l'ayant mis en furie,
Firent sous son aveu régner la barbarie.
Il régna toutefois, bien qu'il se fît haïr,
Jusqu'à ce que Néron se fâchât d'obéir ;
Et ce monstre ennemi de la vertu romaine
N'a succombé que tard sous la commune haine.
Par ce qu'ils ont osé, jugez sur vos refus
Ce qu'osera Pison gouverné par Lacus.
Il aura peine à voir, lui qui pour vous soupire,
Que votre hymen chez moi laisse un droit à l'empire.
Chacun sur ce penchant voudra faire sa cour ;
Et le pouvoir suprême enhardit bien l'amour.
Si Néron, qui m'aimoit, osa m'ôter Poppée,
Jugez, pour ressaisir votre main usurpée,
Quel scrupule on aura du plus noir attentat
Contre un rival ensemble et d'amour et d'État.
Il n'est point ni d'exil, ni de Lusitanie,
Qui dérobe à Pison le reste de ma vie ;
Et je sais trop la cour pour douter un moment,
Ou des soins de sa haine, ou de l'événement.

Camille
Et c'est là ce grand cœur qu'on croyait intrépide !
Le péril, comme un autre, à mes yeux l'intimide !
Et pour monter au trône, et pour me posséder,
Son espoir le plus beau n'ose rien hasarder !
Il redoute Pison ! Dites-moi donc, de grâce,
Si d'aimer en lieu même on vous a vu l'audace,
Si pour vous et pour lui le trône eut même appas,
Etes-vous moins rivaux pour ne m'épouser pas ?
À quel droit voulez-vous que cette haine cesse
Pour qui lui disputa ce trône et sa maîtresse,
Et qu'il veuille oublier, se voyant souverain,
Que vous pouvez dans l'âme en garder le dessein ?
Ne vous y trompez plus : il a vu dans cette âme
Et votre ambition et toute votre flamme,
Et peut tout contre vous, à moins que contre lui
Mon hymen chez Galba vous assure un appui.

Othon
Eh bien ! il me perdra pour vous avoir aimée ;
Sa haine sera douce à mon âme enflammée ;
Et tout mon sang n'a rien que je veuille épargner,
Si ce n'est que par là que vous pouvez régner.
Permettez cependant à cet amour sincère
De vous redire encor ce qu'il n'ose vous taire :
En l'état qu'est Pison, il vous faut aujourd'hui
Renoncer à l'empire, ou le prendre avec lui.
Avant qu'en décider, pensez-y bien, Madame ;
C'est votre intérêt seul qui fait parler ma flamme.
Il est mille douceurs dans un grade si haut
Où peut-être avez-vous moins pensé qu'il ne faut.
Peut-être en un moment serez-vous détrompée ;
Et si j'osois encor vous parler de Poppée,
Je dirois que sans doute elle m'aimoit un peu,
Et qu'un trône alluma bientôt un autre feu.
Le ciel vous a fait l'âme et plus grande et plus belle ;
Mais vous êtes princesse, et femme enfin comme elle.
L'horreur de voir une autre au rang qui vous est dû,
Et le juste chagrin d'avoir trop descendu,
Presseront en secret cette âme de se rendre
Même au plus foible espoir de le pouvoir reprendre.
Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ;
Mais l'empire en tout temps a de quoi les charmer.
L'amour passe, ou languit ; et pour fort qu'il puisse être,
De la soif de régner il n'est pas toujours maître.

Camille
Je ne sais quel amour je vous ai pu donner,
Seigneur ; mais sur l'empire il aime à raisonner :
Je l'y trouve assez fort, et même d'une force
À montrer qu'il connoît tout ce qu'il a d'amorce,
Et qu'à ce qu'il me dit touchant un si grand choix,
Il a daigné penser un peu plus d'une fois.
Je veux croire avec vous qu'il est ferme et sincère,
Qu'il me dit seulement ce qu'il n'ose me taire ;
Mais à parler sans feinte…

Othon
Ah ! Madame, croyez…

Camille
Oui, j'en croirai Pison à qui vous m'envoyez ;
Et vous, pour vous donner quelque peu plus de joie,
Vous en croirez Plautine à qui je vous renvoie.
Je n'en suis point jalouse, et le dis sans courroux :
Vous n'aimez que l'empire, et je n'aimois que vous.
N'en appréhendez rien, je suis femme, et princesse,
Sans en avoir pourtant l'orgueil ni la foiblesse ;
Et votre aveuglement me fait trop de pitié
Pour l'accabler encor de mon inimitié.

Othon
Que je vois d'appareils, Albin, pour ma ruine !

Albin
Seigneur, tout est perdu, si vous voyez Plautine.

Othon
Allons-y toutefois : le trouble où je me voi
Ne peut souffrir d'avis que d'un cœur tout à moi.
(FIN DU TROISIÈME ACTE.)

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