ACTE II - Scène IV



(LACUS, MARTIAN.)

Lacus
Vous aimez donc Plautine, et c'est là cette foi
Qui contre Vinius vous attachait à moi ?

Martian
Si les yeux de Plautine ont pour moi quelque charme,
Y trouvez-vous, Seigneur, quelque sujet d'alarme ?
Le moment bienheureux qui m'en feroit l'époux
Réuniroit par moi Vinius avec vous.
Par là de nos trois cœurs l'amitié ressaisie,
En déracineroit et haine et jalousie.
Le pouvoir de tous trois, par tous trois affermi,
Auroit pour nœud commun son gendre en votre ami :
Et quoi que contre vous il osât entreprendre…

Lacus
Vous seriez mon ami, mais vous seriez son gendre ;
Et c'est un faible appui des intérêts de cour
Qu'une vieille amitié contre un nouvel amour.
Quoi que veuille exiger une femme adorée,
La résistance est vaine ou de peu de durée ;
Elle choisit ses temps, et les choisit si bien,
Qu'on se voit hors d'état de lui refuser rien.
Vous-même êtes-vous sûr que ce nœud la retienne
D'ajouter, s'il le faut, votre perte à la mienne ?
Apprenez que des cœurs séparés à regret
Trouvent de se rejoindre aisément le secret.
Othon n'a pas pour elle éteint toutes ses flammes ;
Il sait comme aux maris on arrache les femmes ;
Cet art sur son exemple est commun aujourd'hui,
Et son maître Néron l'avait appris de lui.
Après tout, je me trompe, ou près de cette belle…

Martian
J'espère en Vinius, si je n'espère en elle ;
Et l'offre pour Othon de lui donner ma voix
Soudain en ma faveur emportera son choix.

Lacus
Quoi ? vous nous donneriez vous-même Othon pour maître ?

Martian
Et quel autre dans Rome est plus digne de l'être ?

Lacus
Ah ! pour en être digne, il l'est, et plus que tous ;
Mais aussi, pour tout dire, il en sait trop pour nous.
Il sait trop ménager ses vertus et ses vices.
Il étoit sous Néron de toutes ses délices ;
Et la Lusitanie a vu ce même Othon
Gouverner en César et juger en Caton.
Tout favori dans Rome, et tout maître en province,
De lâche courtisan il s'y montra grand prince ;
Et son âme ployant, attendant l'avenir,
Sait faire également sa cour, et la tenir.
Sous un tel souverain nous sommes peu de chose ;
Son soin jamais sur nous tout à fait ne repose :
Sa main seule départ ses libéralités ;
Son choix seul distribue états et dignités.
Du timon qu'il embrasse il se fait le seul guide,
Consulte et résout seul, écoute et seul décide,
Et quoique nos emplois puissent faire du bruit,
Sitôt qu'il nous veut perdre, un coup d'œil nous détruit.
Voyez d'ailleurs Galba, quel pouvoir il nous laisse,
En quel poste sous lui nous a mis sa foiblesse,
Nos ordres règlent tout, nous donnons, retranchons ;
Rien n'est exécuté dès que nous l'empêchons :
Comme par un de nous il faut que tout s'obtienne,
Nous voyons notre cour plus grosse que la sienne ;
Et notre indépendance iroit au dernier point,
Si l'heureux Vinius ne la partageoit point :
Notre unique chagrin est qu'il nous la dispute.
L'âge met cependant Galba près de sa chute ;
De peur qu'il nous entraîne, il faut un autre appui ;
Mais il le faut pour nous aussi foible que lui.
Il nous en faut prendre un qui satisfait des titres,
Nous laisse du pouvoir les suprêmes arbitres.
Pison a l'âme simple et l'esprit abattu ;
S'il a grande naissance, il a peu de vertu :
Non de cette vertu qui déteste le crime ;
Sa probité sévère est digne qu'on l'estime ;
Elle a tout ce qui fait un grand homme de bien ;
Mais en un souverain c'est peu de chose, ou rien.
Il faut de la prudence, il faut de la lumière,
Il faut de la vigueur adroite autant que fière,
Qui pénètre, éblouisse, et sème des appas…
Il faut mille vertus enfin qu'il n'aura pas.
Lui-même il nous priera d'avoir soin de l'empire,
En saura seulement ce qu'il nous plaira dire :
Plus nous l'y tiendrons bas, plus il nous mettra haut ;
Et c'est là justement le maître qu'il nous faut.

Martian
Mais, Seigneur, sur le trône élever un tel homme,
C'est mal servir l'État, et faire opprobre à Rome.

Lacus
Et qu'importe à tous deux de Rome et de l'État ?
Qu'importe qu'on leur voie ou plus ou moins d'éclat ?
Faisons nos sûretés, et moquons-nous du reste.
Point, point de bien public s'il nous devient funeste.
De notre grandeur seule ayons des cœurs jaloux ;
Ne vivons que pour nous, et ne pensons qu'à nous.
Je vous le dis encor : mettre Othon sur nos têtes,
C'est nous livrer tous deux à d'horribles tempêtes.
Si nous l'en voulons croire, il nous devra le tout ;
Mais de ce grand projet s'il vient par nous à bout,
Vinius en aura lui seul tout l'avantage :
Comme il l'a proposé, ce sera son ouvrage ;
Et la mort, ou l'exil, ou les abaissements,
Seront pour vous et moi ses vrais remercîments.

Martian
Oui, notre sûreté veut que Pison domine :
Obtenez-en pour moi qu'il m'assure Plautine ;
Je vous promets pour lui mon suffrage à ce prix.
La violence est juste après de tels mépris.
Commençons à jouir par là de son empire,
Et voyons s'il est homme à nous oser dédire.

Lacus
Quoi ? votre amour toujours fera son capital
Des attraits de Plautine et du nœud conjugal !
Eh bien ! il faudra voir qui sera plus utile
D'en croire… Mais voici la princesse Camille.

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