ACTE I - Scène IV
(OTHON, PLAUTINE.)
Othon
Arrêtez donc, Seigneur ;
Et s'il faut prévenir ce mortel déshonneur,
Recevez-en l'exemple, et jugez si la honte…
Plautine
Quoi ? Seigneur, à mes yeux une fureur si prompte !
Ce noble désespoir, si digne des Romains,
Tant qu'ils ont du courage est toujours en leurs mains ;
Et pour vous et pour moi, fût-il digne d'un temple,
Il n'est pas encor temps de m'en donner l'exemple.
Il faut vivre, et l'amour nous y doit obliger,
Pour me sauver un père, et pour me protéger.
Quand vous voyez ma vie à la vôtre attachée,
Faut-il que malgré moi votre âme effarouchée,
Pour m'ouvrir le tombeau, hâte votre trépas,
Et m'avance un destin où je ne consens pas ?
Othon
Quand il faut m'arracher tout cet amour de l'âme,
Puis-je que dans mon sang en éteindre la flamme ?
Puis-je sans le trépas…
Plautine
Et vous ai-je ordonné
D'éteindre tout l'amour que je vous ai donné ?
Si l'injuste rigueur de notre destinée
Ne permet plus l'espoir d'un heureux hyménée,
Il est un autre amour dont les vœux innocents
S'élèvent au-dessus du commerce des sens.
Plus la flamme en est pure et plus elle est durable ;
Il rend de son objet le cœur inséparable ;
Il a de vrais plaisirs dont ce cœur est charmé,
Et n'aspire qu'au bien d'aimer et d'être aimé.
Othon
Qu'un tel épurement demande un grand courage !
Qu'il est même aux plus grands d'un difficile usage !
Madame, permettez que je dise à mon tour
Que tout ce que l'honneur peut souffrir à l'amour,
Un amant le souhaite, il en veut l'espérance,
Et se croit mal aimé s'il n'en a l'assurance.
Plautine
Aimez-moi toutefois sans l'attendre de moi,
Et ne m'enviez point l'honneur que j'en reçoi.
Quelle gloire à Plautine, ô ciel, de pouvoir dire
Que le choix de son cœur fut digne de l'empire ;
Qu'un héros destiné pour maître à l'univers
Voulut borner ses vœux à vivre dans ses fers ;
Et qu'à moins que d'un ordre absolu d'elle-même
Il auroit renoncé pour elle au diadème !
Othon
Ah ! qu'il faut aimer peu pour faire son bonheur,
Pour tirer vanité d'un si fatal honneur !
Si vous m'aimiez, Madame, il vous seroit sensible
De voir qu'à d'autres vœux mon cœur fût accessible,
Et la nécessité de le porter ailleurs
Vous auroit fait déjà partager mes douleurs.
Mais tout mon désespoir n'a rien qui vous alarme :
Vous pouvez perdre Othon sans verser une larme ;
Vous en témoignez joie, et vous-même aspirez
À tout l'excès des maux qui me sont préparés.
Plautine
Que votre aveuglement a pour moi d'injustice !
Pour épargner vos maux j'augmente mon supplice,
Je souffre, et c'est pour vous que j'ose m'imposer
La gêne de souffrir et de le déguiser.
Tout ce que vous sentez, je le sens dans mon âme ;
J'ai mêmes déplaisirs, comme j'ai même flamme ;
J'ai mêmes désespoirs ; mais je sais les cacher,
Et paroître insensible afin de moins toucher.
Faites à vos desirs pareille violence,
Retenez-en l'éclat, sauvez-en l'apparence :
Au péril qui nous presse immolez le dehors,
Et pour vous faire aimer montrez d'autres transports.
Je ne vous défends point une douleur muette,
Pourvu que votre front n'en soit point l'interprète,
Et que de votre cœur vos yeux indépendants
Triomphent comme moi des troubles du dedans.
Suivez, passez l'exemple, et portez à Camille
Un visage content, un visage tranquille,
Qui lui laisse accepter ce que vous offrirez,
Et ne démente rien de ce que vous direz.
Othon
Hélas ! Madame, hélas ! que pourrai-je lui dire ?
Plautine
Il y va de ma vie, il y va de l'empire ;
Réglez-vous là-dessus. Le temps se perd, Seigneur.
Adieu : donnez la main, mais gardez-moi le cœur ;
Ou si c'est trop pour moi, donnez et l'un et l'autre,
Emportez mon amour et retirez le vôtre ;
Mais dans ce triste état si je vous fais pitié,
Conservez-moi toujours l'estime et l'amitié ;
Et n'oubliez jamais, quand vous serez le maître,
Que c'est moi qui vous force et qui vous aide à l'être.
Othon (seul.)
Que ne m'est-il permis d'éviter par ma mort
Les barbares rigueurs d'un si cruel effort !
(FIN DU PREMIER ACTE.)