ACTE I - Scène II



(VINIUS, OTHON.)

Vinius
Laissez-nous seuls, Albin : je veux l'entretenir.
Je crois que vous m'aimez, seigneur, et que ma fille
Vous fait prendre intérêt en toute la famille.
Il en faut une preuve, et non pas seulement
Qui consiste aux devoirs dont s'empresse un amant :
Il la faut plus solide, il la faut d'un grand homme,
D'un cœur digne en effet de commander à Rome.
Il faut ne plus l'aimer.

Othon
Quoi ? pour preuve d'amour…

Vinius
Il faut faire encor plus, seigneur, en ce grand jour :
Il faut aimer ailleurs.

Othon
Ah ! que m'osez-vous dire ?

Vinius
Je sais qu'à son hymen tout votre cœur aspire ;
Mais elle, et vous, et moi, nous allons tous périr ;
Et votre change seul nous peut tous secourir.
Vous me devez, seigneur, peut-être quelque chose :
Sans moi, sans mon crédit qu'à leurs desseins j'oppose,
Lacus et Martian vous auroient peu souffert ;
Il faut à votre tour rompre un coup qui me perd,
Et qui, si votre cœur ne s'arrache à Plautine,
Vous enveloppera tous deux en ma ruine.

Othon
Dans le plus doux espoir de mes vœux acceptés,
M'ordonner que je change ! Et vous-même !

Vinius
Écoutez.
L'honneur que nous feroit votre illustre hyménée
Des deux que j'ai nommés tient l'âme si gênée,
Que jusqu'ici Galba, qu'ils obsèdent tous deux,
A refusé son ordre à l'effet de nos vœux.
L'obstacle qu'ils y font vous peut montrer sans peine
Quelle est pour vous et moi leur envie et leur haine ;
Et qu'aujourd'hui, de l'air dont nous nous regardons,
Ils nous perdront bientôt si nous ne les perdons.
C'est une vérité qu'on voit trop manifeste ;
Et sur ce fondement, seigneur, je passe au reste.
Galba vieil et cassé, qui se voit sans enfants,
Croit qu'on méprise en lui la foiblesse des ans,
Et qu'on ne peut aimer à servir sous un maître
Qui n'aura pas loisir de le bien reconnoître.
Il voit de toutes parts du tumulte excité :
Le soldat en Syrie est presque révolté ;
Vitellius avance avec la force unie
Des troupes de la Gaule et de la Germanie ;
Ce qu'il a de vieux corps le souffre avec ennui ;
Tous les prétoriens murmurent contre lui.
De leur Nymphidius l'indigne sacrifice
De qui se l'immola leur demande justice :
Il le sait, et prétend par un jeune empereur
Ramener les esprits, et calmer leur fureur.
Il espère un pouvoir ferme, plein, et tranquille,
S'il nomme pour César un époux de Camille ;
Mais il balance encor sur ce choix d'un époux,
Et je ne puis, seigneur, m'assurer que sur vous.
J'ai donc pour ce grand choix vanté votre courage,
Et Lacus à Pison a donné son suffrage.
Martian n'a parlé qu'en termes ambigus,
Mais sans doute il ira du côté de Lacus,
Et l'unique remède est de gagner Camille :
Si sa voix est pour nous, la leur est inutile.
Nous serons pareil nombre, et dans l'égalité
Galba pour cette nièce aura de la bonté.
Il a remis exprès à tantôt d'en résoudre.
De nos têtes sur eux détournez cette foudre :
Je vous le dis encor, contre ces grands jaloux
Je ne me puis, seigneur, assurer que sur vous.
De votre premier choix quoi que je doive attendre,
Je vous aime encor mieux pour maître que pour gendre ;
Et je ne vois pour nous qu'un naufrage certain,
S'il nous faut recevoir un prince de leur main.

Othon
Ah ! Seigneur, sur ce point c'est trop de confiance ;
C'est vous tenir trop sûr de mon obéissance.
Je ne prends plus de lois que de ma passion :
Plautine est l'objet seul de mon ambition ;
Et si votre amitié me veut détacher d'elle,
La haine de Lacus me seroit moins cruelle.
Que m'importe après tout, si tel est mon malheur,
De mourir par son ordre, ou mourir de douleur ?

Vinius
Seigneur, un grand courage, à quelque point qu'il aime,
Sait toujours au besoin se posséder soi-même.
Poppée avait pour vous du moins autant d'appas ;
Et quand on vous l'ôta vous n'en mourûtes pas.

Othon
Non, seigneur ; mais Poppée était une infidèle,
Qui n'en voulait qu'au trône, et qui m'aimait moins qu'elle.
Ce peu qu'elle eut d'amour ne fit du lit d'Othon
Qu'un degré pour monter à celui de Néron :
Elle ne m'épousa qu'afin de s'y produire,
D'y ménager sa place au hasard de me nuire :
Aussi j'en fus banni sous un titre d'honneur ;
Et pour ne me plus voir on me fit gouverneur.
Mais j'adore Plautine, et je règne en son âme :
Nous ordonner d'éteindre une si belle flamme,
C'est… je ne l'ose dire. Il est d'autres Romains,
Seigneur, qui sauront mieux appuyer vos desseins ;
Il en est dont le cœur pour Camille soupire,
Et qui seront ravis de vous devoir l'empire.

Vinius
Je veux que cet espoir à d'autres soit permis,
Mais êtes-vous fort sûr qu'ils soient de nos amis ?
Savez-vous mieux que moi s'ils plairont à Camille ?

Othon
Et croyez-vous pour moi qu'elle soit plus facile ?
Pour moi, que d'autres vœux…

Vinius
À ne vous rien celer,
Sortant d'avec Galba, j'ai voulu lui parler :
J'ai voulu sur ce point pressentir sa pensée ;
J'en ai nommé plusieurs pour qui je l'ai pressée.
À leurs noms, un grand froid, un front triste, un œil bas,
M'ont fait voir aussitôt qu'ils ne lui plaisaient pas ;
Au vôtre elle a rougi, puis s'est mise à sourire,
Et m'a soudain quitté sans me vouloir rien dire.
C'est à vous, qui savez ce que c'est que d'aimer,
À juger de son cœur ce qu'on doit présumer.

Othon
Je n'en veux rien juger, seigneur ; et sans Plautine
L'amour m'est un poison, le bonheur m'assassine ;
Et toutes les douceurs du pouvoir souverain
Me sont d'affreux tourments, s'il m'en coûte sa main.

Vinius
De tant de fermeté j'aurais l'âme ravie,
Si cet excès d'amour nous assurait la vie ;
Mais il nous faut le trône, ou renoncer au jour ;
Et quand nous périrons, que servira l'amour ?

Othon
À de vaines frayeurs un noir soupçon vous livre :
Pison n'est point cruel et nous laissera vivre.

Vinius
Il nous laissera vivre, et je vous ai nommé !
Si de nous voir dans Rome il n'est point alarmé,
Nos communs ennemis, qui prendront sa conduite,
En préviendront pour lui la dangereuse suite.
Seigneur, quand pour l'empire on s'est vu désigner,
Il faut, quoi qu'il arrive, ou périr ou régner.
Le posthume Agrippa vécut peu sous Tibère ;
Néron n'épargna point le sang de son beau-frère ;
Et Pison vous perdra par la même raison,
Si vous ne vous hâtez de prévenir Pison.
Il n'est point de milieu qu'en saine politique…

Othon
Et l'amour est la seule où tout mon cœur s'applique.
Rien ne vous a servi, seigneur, de me nommer :
Vous voulez que je règne, et je ne sais qu'aimer.
Je pourrois savoir plus, si l'astre qui domine
Me vouloit faire un jour régner avec Plautine ;
Mais dérober son âme à de si doux appas,
Pour attacher sa vie à ce qu'on n'aime pas !

Vinius
Eh bien ! si cet amour a sur vous tant de force,
Régnez : qui fait des lois peut bien faire un divorce.
Du trône on considère enfin ses vrais amis,
Et quand vous pourrez tout, tout vous sera permis.

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